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L’origine des graines d’une plante exotique peut-elle avoir une incidence sur la dynamique d’invasion dans un territoire donné ? Exemple de la jussie à petites fleurs

Introduction

Se disperser végétativement ?
Parmi les espèces exotiques envahissantes, les plantes bénéficient d’un avantage important sur les espèces de faune dont le succès d’installation dans un nouveau territoire est directement lié à la présence, dans les individus introduits, de reproducteurs permettant le développement ultérieur d’une population : les plantes peuvent se reproduire de manière végétative, à partir d’un seul fragment, un clone pouvant progressivement se développer en masses croissantes dans le biotope d’accueil puis, de proche en proche, dans tous les biotopes favorables à proximité.

Le transport et la dispersion de fragments de tiges de nombreuses plantes, particulièrement en milieux aquatiques, est d’ailleurs une des principales difficultés de leur gestion. Le moindre de ces fragments, peu ou pas visible au départ, peut en effet, si aucune détection n’est réalisée dans le site, devenir en quelques années la source d’une colonisation extrêmement importante.

Depuis leur arrivée en métropole voici bientôt deux siècles, les deux espèces de jussies exotiques ont très largement bénéficié de cette capacité de colonisation. Leur répartition actuelle est en grande partie expliquée par cette dispersion de fragments de tiges, transportées intentionnellement comme plantes horticoles de bassin avant l’arrêté d’interdiction de 2007, mais le plus souvent accidentellement, par exemple lors de travaux d’aménagement de sites en milieux humides.

Et se reproduire aussi de manière sexuée ?
Si leur floraison abondante et très colorée en a longtemps fait leur attractivité horticole, la production de graines issues de ces fleurs a été assez tardivement examinée, probablement parce qu’en parallèle à une dispersion végétative aussi efficace, une capacité de reproduction sexuée de ces plantes semblait peu envisageable.

Les observations débutées depuis une cinquantaine d’années ont cependant montré que la production et la viabilité des graines étaient effectives. Par exemple, Berner (1971, dans Dutartre, Coord., 2007) signalait que les graines des jussie observées sur les rives du Tarn à Montauban levaient difficilement. Dans le cadre de sa thèse, les travaux sur ce sujet de Sophie Dandelot (2004) montraient que la jussie à petites fleurs (Ludwigia peploides) était très fructifère alors que les fructifications de L. grandiflora variaient très fortement selon les sites. Un bilan de différents tests de germination réalisés au début des années 2000 par divers opérateurs dans l’ouest de la métropole indiquait des taux de germination variant, selon les sites et les populations, de 5 à 85 % pour L. peploides et de 0 et 20 % pour L. grandiflora (Dutartre, coord., 2007). Quoi qu’il en soit, même si les taux de germination restent quelquefois extrêmement faibles, le nombre de graines produites par m² d’herbier dense, estimé à au moins 10 000 à 14 000, reste suffisamment élevé pour que, potentiellement, des plantules puissent se développer dans la plupart des sites ayant abrité des populations de jussies, y compris après enlèvement de la biomasse lors d’interventions de gestion.

Il s’agit donc d’un élément important pour la gestion de ces taxons car toutes les opérations de régulation de leurs développements devront tenir compte de cette capacité germinative. De plus, dans la mesure où les fruits abritant ces graines sont susceptibles de flottaison durant plusieurs jours, ils peuvent permettre leur transport sur des distances assez longues en cours d’eau.

Cette dispersion de propagules sexuées, en complément des propagules végétatives, est donc une facilitation supplémentaire des possibilités de dispersion de ces espèces. C’est pourquoi des recherches portant sur leur reproduction sexuée dans les régions d’introduction, en métropole et en Californie, ont été développées depuis quelques années, particulièrement sur L. peploides. Elles ont par exemple montré que des ressources significatives étaient allouées à la floraison et à la production des graines (Ruaux et al., 2009 ; Grewell et al., 2016), confirmant que cette reproduction sexuée était un mécanisme important dans la propagation potentielle de l’espèce.

Par ailleurs, dans le cadre de ses travaux de thèse portant sur les conditions de germinations des graines de jussie en fonction de la température, Morgane Gillard a publié deux articles faisant un point sur ce sujet (Gillard et al., 2017a et 2017b).

Examiner les capacités de développement de L. peploides à partir de graines provenant de différentes régions ?
Testant la capacité germinative et la croissance de semis de graines de diverses provenances de deux espèces de jussies, Ludwigia hexapetala et Ludwigia peploides, une expérience commune menée à la fois en Bretagne et en Californie a montré que sous climat méditerranéen, les taux de germination et la production de biomasse des plantules étaient stimulées. Si l’origine des graines de L. hexapetala présentait un faible impact sur les réponses au climat, il n’en était pas de même pour L. peploides (Gillard et al., 2017b). La viabilité des graines de L. peploides venant de Californie diminuait d’1,5 fois quand elles étaient exposées à un climat océanique. Toutefois le taux de survie des plantules était plus faible sous climat méditerranéen (Gillard et al., 2017b).

C’est pourquoi a été mise en place une expérimentation ayant pour objectif de comparer les caractéristiques de développement de L. peploides issues de graines provenant de trois régions climatiques mais cultivées sous climat méditerranéen (Gillard et al., 2020) : Seed source regions drive fitness differences in invasive macrophytes, publiée dans le journal américain de botanique (American Journal of Botany).

Conditions expérimentales

Six populations de la sous-espèce montevidensis de L. peploides ont été sélectionnées, deux dans chaque région : ouest de la France (à proximité de Tours), sud-est de la France (Camargue) et nord-ouest de la Californie. Le sud-est de la France et le nord-ouest de la Californie présentent des conditions climatiques similaires (climat méditerranéen d’été chaud, avec une saison sèche) différentes de celles des populations de l’ouest de la France (climat océanique tempéré, avec un été chaud et sans saison sèche).

Dans chaque région, les prélèvements des capsules renfermant les graines ont été réalisés dans des sites abritant des herbiers denses entre août et octobre 2017. Les capsules provenant de populations en France ont été importées au laboratoire de Davis, en Californie, dans les conditions d’un permis délivré par le Département de la santé des plantes et des services de prévention des ravageurs de Californie.

En mars 2018, pour chaque population, 150 graines (10 graines par capsules) ont été placées dans 7 cm d’eau, à l’extérieur dans des réservoirs peu profonds. La croissance de ces semis a été surveillée pendant environ 12 semaines.

Une sélection de 10 à 12 plantules de chaque population mesurant au moins 4 cm a ensuite été faite pour les transplanter individuellement dans des pots de 4,2 L remplis d’un mélange de sable fin et de terreau aux teneurs en azote, phosphore et potassium connues. Après repiquage, les plantes ont été maintenues dans les pots, dans des conditions similaires de niveau d’eau dans des mésocosmes. Leur croissance a été suivie durant 9 semaines, dans des conditions de température moyenne des eaux d’environ 27 ° et d’humidité relative de l’ordre de 65 %.

En fin d’expérimentation, différentes mesures et analyses ont ensuite été réalisées sur ces plantes pour analyser les résultats : longueur totale des tiges, nombre d’entre-nœuds, diamètre basal, pesées séparées des biomasses allouées à la reproduction végétative (masse de tiges, feuilles et racines flottantes) et à la reproduction sexuée (masse de boutons floraux, de fleurs ou de capsules).

FIGURE 1. Moyennes calculées (intervalles de confiance de ± 95%) pour les traits fonctionnels et les composantes de la forme physique liés à la stratégie de croissance (A – D), à l’effort de reproduction (E – G), aux caractères foliaires (H – J) et à l’adaptation aux eaux peu profondes ( K, L) pour les individus de Ludwigia peploides subsp. montevidensis cultivé à partir de graines de six populations, de trois régions sources, et exposé aux mêmes conditions climatiques dans un jardin commun pendant 9 semaines. Des lettres majuscules différentes représentent des différences significatives entre les régions sources de semences. Des minuscules différentes indiquent des différences significatives entre les populations. LMR = rapport de masse foliaire. N = azote; RGR = taux de croissance relatif, SLA = surface foliaire spécifique. MCA = Californie méditerranéenne, MFR = France méditerranéenne, OFR = France océanique (d’après Gillard et al., 2020)

Résultats

Biomasse : les deux populations de l’ouest de la France (OFR) ont produit environ 1,6 fois moins de biomasse (Figure 1A) que les populations de Californie méditerranéenne (MCA) et de France méditerranéenne (MFR). Quelques différences en matière de productivité journalière sont également notables, dont une croissance plus lente que toutes les autres pour une des deux populations OFR (Figure 1B). Les deux populations OFR montrent également des longueurs d’entre-nœuds et de hauteur des tiges inférieures aux autres populations (Figure 1 C et D).

Rapidité de développement : les floraisons les deux populations de l’ouest de la France (LRJC, LRPV) ont débuté plus tardivement que les autres (Figure 1E, un écart d’environ 19 jours) et leurs efforts de production de graines ont été environ 9 fois inférieurs (Figure 1F).

Traits foliaires : les différences de surface foliaire (SLA) et les concentrations en azote (N) semblent principalement liées à l’âge des plantes (Figure 1H et J) : les semis de la population PCRP (Californie) étaient en effet plus âgés, en raison d’une émergence plus précoce que les autres populations. Les teneurs en azote des deux populations de la Californie étaient 1,3 fois plus élevées que les populations françaises.

Adaptations aux conditions d’eau peu profonde : le diamètre basal de la tige primaire des plantes des deux populations de Californie était le plus important (Figure 1K), en raison d’une plus grande production d’aérenchyme, tissu comportant des lacunes remplies de gaz, ayant un rôle de flotteur et de réserve potentielle de gaz nécessaires à la photosynthèse et à la respiration de la plante. Les auteurs ont également relevé que les biomasses de pneumatophores des populations du sud-est de la France étaient les plus élevées et que la population MACO présentait même une biomasse 2,7 fois supérieure en moyenne à celle de toute autre population (Figure 1L).

 

Discussion

Cette expérimentation de jardin commun avait pour but d’évaluer les caractéristiques de développement de plantes d’un même taxon issues de graines provenant de régions sources différentes (en l’occurrence deux régions de climat méditerranéen, une région au climat océanique). Les observations ont porté sur différents traits fonctionnels pouvant être fonction de la région d’origine mais aussi de la diversité génétique et des capacités de développement des graines.

Les résultats obtenus montrent que plus une population est éloignée de son climat d’origine, plus ses performances en matière de développement s’en ressentent. C’était une des hypothèses de travail de cette expérimentation. Les écarts les plus importants se trouvent donc entre les populations californiennes et celles de l’Ouest de la France, avec des performances intermédiaires pour les populations du Sud de la France. Les auteurs notent que les populations du Sud de la France présentent cependant des caractéristiques plus proches de celles de l’Ouest de la France océanique que celles de la Californie alors que les conditions climatiques californiennes sont bien considérées comme étant méditerranéennes, ce qu’ils attribuent à une aridité plus importante en Californie.

Des différences notables de réponses peuvent également être perçues entre les populations d’une même zone climatique. Ce n’est pas le cas des deux populations de Californie où aucune différence significative n’a été observée, alors que celles des populations des deux autres régions sources différaient. Par exemple, la productivité journalière d’une des populations de l’Ouest de la France (LRJC, figure 1B) était plus élevée que l’autre population (LRPV). De même, la population CCAP (Sud de la France) a alloué beaucoup plus de ressources à la production de biomasse de pneumatophores que la population MACO de la même région (Figure 1L). Cette plus grande biomasse de pneumatophore indique une acclimatation aux conditions hypoxiques sous l’eau, en augmentant transport et apport d’oxygène aux parties submergées de la plante. Cette réponse particulière était inattendue car les six populations ont été cultivées dans les mêmes conditions d’eau peu profondes. La plus grande similitude notée entre les deux populations de Californie peut s’expliquer par leur histoire d’invasion plus récente, alors que les populations françaises, avec une plus longue histoire d’invasion, ont eu plus de temps pour se différencier.

La variabilité observée des traits entre les populations sources indique une différenciation phénotypique (morphologie, physiologie) qui pourrait être adaptative. Si les plantes indigènes sont évidemment adaptées aux conditions environnementales locales (Baughman et al., 2019), les plantes exotiques présentent souvent une plasticité phénotypique (morphologie, physiologie) élevée leur permettant de faire face rapidement aux conditions changeantes, en particulier au stade de la colonisation.

Dans la présente expérimentation, les plantes issues des graines de l’Ouest de la France sont passées plus tardivement au stade de floraison que les autres populations sources et, contrairement aux autres, n’ont pas non plus développé de capsules à la fin de l’expérience. Ces populations peuvent donc présenter une période de reproduction retardée qui pourrait conduire à une baisse de la production de graines et donc à une moindre efficacité de potentiel de colonisation, mais aussi constituer une capacité d’adaptation supplémentaire à des environnements nouveaux ou changeants, les rendant au contraire de “meilleures” envahisseuses (Wolkovich et al., 2013).

Les auteurs indiquent qu’à leur connaissance, aucune expérimentation comparant les possibilités de développement des propagules sexuelles et asexuées de L. peploides subsp. montevidensis n’est disponible mais que la reproduction végétative permettrait sans doute un développement plus rapide des plantes. Cette compétition localement gagnée par les boutures et tiges ayant pu survivre à l’hiver a été régulièrement observée en milieu naturel depuis les années 2000 en métropole. Des observations printanières de germinations au sein d’herbiers de jussies déjà installées montraient en effet, dans un premier temps un développement de plantules, suivi de leur disparition progressive au fur et à mesure que les plantes issues des boutures se développaient densément en hauteur (Dutartre, coord., 2007).

Ces populations peuvent donc se maintenir dans les sites, même après enlèvement des biomasses végétales présentes à la suite d’interventions de gestion. Ainsi les propagules sexuelles et asexuées peuvent-elles être complémentaires quant à la propagation des espèces (Grewell et al., 2019).

Des études portant sur une meilleure compréhension des stratégies et des capacités des populations invasives de ce taxon pour s’installer et se disperser dans de nouveaux environnements seraient essentielles pour améliorer les plans de gestion, en particulier dans le contexte de l’évolution des conditions environnementales, dont le changement climatique.

La capacité élevée de reproduction sexuée de L. peploides. subsp. montevidensis correspond à un potentiel d’adaptation important à de nouveaux environnements devant conduire, selon les auteurs, à la mise en place de réponses rapides de gestion aux nouvelles invasions de ce taxon. Ils rappellent enfin que les techniques de régulation des jussies consistant principalement en des efforts d’élimination de la biomasse végétale, il doit donc être tenu compte de la présence de banques de graines en éliminant la biomasse avant le développement de ces graines.

 

Bibliographie :

 

Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relectures : Gabrielle Thiébaut, UMR-CNRS 6553 ‘ECOBIO’, Université de Rennes 1,
& Madeleine Freudenreich, Comité français de l’UICN