Quel pourrait être le coût de l’invasion du Frelon à pattes jaunes en Europe ?

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Quels coûts de gestion des EEE ?

Il est maintenant mondialement admis que les EEE constituent une des principales menaces pour la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes. Mais leurs impacts ne concernent pas seulement le fonctionnement de la nature. En effet, favorisée par le changement global en cours, leur multiplication constante ne fait que rendre plus difficile leur gestion, dont les coûts économiques, incluant coûts de prévention et d’interventions de régulation, et les coûts des dommages causés aux activités humaines, s’accroissent très rapidement.

Évaluer l’ensemble de ces coûts de gestion est devenue une nécessité pour appuyer les décisions politiques en matière de gestion et de protection de notre environnement, aussi de telles évaluations ont-elles été mises en œuvre depuis quelques années.

Par exemple, à l’échelle des États-Unis, Pimentel et al. (2005) avaient évalué les pertes économiques et environnementales annuelles à environ 120 milliards de dollars. Pour l’Europe, les travaux de Kettunen et al. (2009) ont été utilisés comme référence, avec des coûts annuels totaux de 12,5 milliards d’euros, ou encore, en France, l’évaluation économique réalisée par Wittmann et Flores-Ferrer en 2015 indiquait un coût annuel moyen de 38 millions d’euros durant la période 2009 – 2013. Dans les deux derniers cas, les auteurs signalaient la très probable sous-estimation de ces évaluations car le recueil des informations nécessaires pour ces calculs avait rencontré de nombreuses difficultés.

Ce constat est partagé par les récentes évaluations, comme par exemple celle de Bradshaw et al. (2016) portant sur les coûts annuels induits par les insectes envahissants à l’échelle mondiale : ces coûts seraient au minimum de 70,0 milliards de dollars avec des coûts de santé publique associés dépassant 6,9 milliards de dollars, des chiffres également considérés par ces auteurs comme fortement sous-estimés.

Cependant, malgré leur imprécision actuelle, ces évaluations économiques sont indispensables pour qu’une prise de conscience croissante de la nécessité d’actions de gestion adaptées se fasse enfin jour à toutes les échelles, “de la planète à la parcelle”, et amène à des programmes de gestion appropriés et organisés à ces différentes échelles.

Vespa velutina nigrithorax, une espèce pour le moins dynamique !

Vespa velutina – Photo : Danel Solabarietta

Parmi les espèces d’apparition relativement récentes en France (et en Europe) faisant l’objet d’une attention très particulière du public et des médias : le Frelon à pattes jaunes, Vespa velutina nigrithorax, est un cas tout à fait intéressant. L’insecte est très rapidement devenu connu à la fois à cause de sa réputation d’agression et la crainte de ses piqures comme atteinte à la santé publique et de ses impacts sur les abeilles domestiques et autres insectes pollinisateurs, et l’apiculture.

Originaire de Chine, le Frelon à pattes jaunes a été observé pour la première fois dans le sud-ouest de la France en 2004. Il s’est rapidement dispersé en métropole pour coloniser ensuite les pays proches, entre 2010 et 2016, Espagne, Portugal, puis Belgique, Italie, Allemagne et Royaume Uni. De nombreuses informations sur la biologie, l’écologie et la gestion de cette espèce sont accessibles sur le site du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) qui lui est consacré.

En décembre 2018, un article de Denis Thierry et Karine Monceau intitulé “Où s’arrêtera l’invasion du frelon à pattes jaunes, Vespa velutina ?” a été mis en ligne sur le site de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité. Les auteurs y notaient que le contrôle a posteriori des EEE était souvent impossible et que parmi les invasions récentes en Europe, celle du frelon asiatique était “des plus spectaculaires”. Leur article se terminait par quelques éléments sur les pistes de recherches en développement, en particulier sur la biologie et l’écologie de l’espèce pour trouver des “solutions efficaces de contrôle“.

Mais aucune évaluation des coûts de la gestion déjà engagée de cette espèce n’était évoquée : c’est maintenant chose faite avec les travaux publiés par Morgane Barbet-Massin et ses collègues (2020).

Évaluation des coûts de sa gestion

Cette évaluation a porté sur les coûts de régulation (de “lutte”) de l’espèce, comportant exclusivement la destruction des nids construits par cette espèce sociale. Les auteurs indiquent qu’une évaluation complémentaire des coûts des dommages, nécessitant des données et des méthodes très spécifiques, sont abordés dans une autre étude. La présente analyse a donc été conçue comme une première étape pour produire des indicateurs utiles pour les cadres décisionnels d’utilisations des fonds nécessaires à de futurs programmes de gestion de l’espèce.

Collecte de données

L’objectif était de réaliser une estimation d’un coût annuel de la destruction des nids dans l’ensemble du territoire déjà colonisé par l’espèce, en s’appuyant sur le nombre total de nids détruits chaque année. Comme cela semblait très difficile à obtenir à l’échelle géographique concernée, les auteurs ont pris le parti de concentrer leurs efforts d’analyse sur les collectivités (villes, départements) subventionnant la destruction des nids, car elles pouvaient fournir les données nécessaires, telles que le nombre de nids détruits et les dépenses annuelles consacrées à ces actions.

Extrapolations à partir des données recueillies

Afin de tenter de prendre en compte dans cette évaluation les parties de territoire colonisées par le frelon sans informations locales sur les coûts, des corrélations ont été calculées, en utilisant des modèles mathématiques simples, à partir de la superficie et la taille de la population humaine des unités spatiales, c’est à dire des variables fortement corrélées au coût. L’extrapolation spatiale vers des pays autres que la France a dû être ajustée en utilisant le PIB par habitant (données 2015, en termes de parité de pouvoir d’achat) et en calculant leur ratio par rapport à celui de la France.

Modélisation de la distribution potentielle du Frelon à pattes jaunes

Répartition de l’espèce

La rapidité de dispersion du Frelon à pattes jaunes sur le territoire européen nécessite de prévoir l’évolution de son invasion, favorisée par le changement climatique, afin de pouvoir mieux préparer gestionnaires et décideurs quant aux programmes de régulation de l’espèce qu’il sera souhaitable de mettre en place. Pour ce faire, ont été rassemblées toutes les données disponibles de présence du Frelon à pattes jaunes, dans son aire d’origine et dans son aire colonisée en Europe. Leur collecte a comporté des recherches sur des spécimens de collections, des documents publiés, un échantillonnage de frelons effectués en Chine (Villemant et al., 2011), les données françaises présentes dans la base de données de l’INPN, et des données obtenues dans d’autres pays européens (Espagne, Portugal, Italie, Belgique et Allemagne). Plus de 10 000 enregistrements ont ainsi été obtenus dans l’aire de répartition européenne colonisée depuis 2004.

Variables climatiques

Les variables climatiques utilisées pour la modélisation ont été les mêmes que celles déjà testées dans des recherches antérieures sur le Frelon à pattes jaunes (Villemant et al., 2011; Barbet-Massin et al. 2013). Il s’agit des températures moyennes annuelle, du mois le plus chaud, du mois le plus froid, de la saisonnalité des températures, des précipitations annuelles, du mois le plus humide, du mois le plus sec et de la saisonnalité des précipitations. La saisonnalité est le coefficient de variation des moyennes mensuelles. Les données climatiques ont été obtenues à partir de la base de données WorldClim proposant des données météorologiques et climatiques quotidiennes et mondiales pouvant être utilisées pour la cartographie et la modélisation spatiale.

Modélisation des territoires colonisables

La prévision des territoires potentiellement colonisables par le Frelon à pattes jaunes a été réalisée par différentes techniques de modélisations classiques pour ce type d’étude (régression, classification, apprentissage automatique) qui ne sont pas détaillées ici. La précision en matière de prédiction du modèle a également été évaluée.

Résultats

Des données sur le nombre de nids détruits et le coût total de la destruction des nids ont pu être obtenues pour 10 collectivités (deux départements et huit villes). La densité humaine du territoire concerné s’est avérée être un meilleur prédicteur du coût total de la destruction des nids que la superficie de ce territoire (Figure 1).

Figure 1 : Relation entre la population et le coût de la destruction des nids. La ligne bleue représente le modèle linéaire sélectionné. La zone grise plus foncée représente l’intervalle de confiance de la courbe de régression. Les deux axes sont logarithmiques (issue de la publication de Barbet-Massin et al., 2020).

En tenant compte de la population, l’extrapolation spatiale du coût potentiel de la destruction des nids a ensuite été réalisée avec un ajustement au PIB par habitant. Elle n’a été appliquée que lorsque le climat était propice au Frelon à pattes jaunes. Toutes les zones climatiquement favorables à l’espèce n’ont pas encore été colonisée (Figure 2) mais un coût potentiel de destruction des nids dans toutes les zones adaptées au Frelon à pattes jaunes peut être calculé.

Figure 2 : Probabilité de présence du frelon à pattes jaunes dans le monde et en Europe prévue par la modélisation climatique (issue de la publication de Barbet-Massin et al., 2020).

Selon les calculs ainsi réalisés, lorsque le frelon aura colonisé tout le territoire européen favorable, les principaux coûts annuels estimés seraient respectivement de 11,9 M € pour la France, 9,0 M € pour l’Italie et de 8,6 M € pour le Royaume-Uni (Figure 3).

Bien documentée, la colonisation en France a été très rapide (carte de progression du l’espèce sur le site du MNHN). En 2006, soit deux ans seulement après la première observation, le coût annuel de la destruction des nids avait été estimé à 408 K € (Figure 4). Depuis, ce coût a augmenté d’environ 450 K € chaque année. Comme le frelon a continué de coloniser de nouveaux départements, l’estimation des dépenses totales de destruction des nids entre 2006 et 2015 est d’environ 23 M €.

Figure 3 : Coût annuel estimé de la destruction des nids si les zones favorables sont entièrement colonisées. Les barres sont colorées en noir si l’espèce envahit déjà le pays et en gris pour les pays où l’espèce ne s’est pas encore implantée (issue de la publication de Barbet-Massin et al., 2020).

Figure 4 : Évolution du coût annuel estimé de la destruction des nids en France. La zone grise plus foncée représente l’intervalle de confiance de la courbe de régression (issue de la publication de Barbet-Massin et al., 2020).

La figure 3 présente également des estimations de données de coûts annuels pour des pays hors Europe où l’espèce a déjà été observée, comme le Japon où la Corée du Sud, et d’autres où l’espèce n’est pas encore présente mais où le climat pourrait lui être favorable et où une invasion réussie pourrait engager d’importantes dépenses, comme par exemple les États-Unis (26,9 M €) ou l’Australie (3,6 M €).

Discussion

Selon les auteurs, la destruction des nids n’est pas très efficace mais reste actuellement la meilleure stratégie pour réguler efficacement la population de Frelons à pattes jaunes. De fait, il a été estimé qu’en moyenne seulement 30 à 40 % des nids détectés ont été détruits chaque année en France. Ce taux de destruction ne résulterait pas du choix d’une stratégie organisée mais d’un choix lié à la localisation des nids en termes de risques (proximité d’habitations ou d’activités d’apiculture). Un renforcement des interventions de destruction des nids semble donc nécessaire. Combiné avec l’utilisation de pièges plus sélectifs et attractifs (Robinet et al., 2016), cela pourrait en améliorer l’efficacité. Si cette stratégie n’est pas renforcée, il est tout à fait probable que la propagation de l’espèce va se poursuivre, d’autant que le changement climatique risque de l’accélérer encore, induisant par ailleurs une augmentation corrélative des coûts de gestion.

Les résultats de la présente analyse pourraient également contribuer à mieux estimer les coûts/avantages de différentes stratégies de destruction des nids : par exemple, selon les calculs, détruire 95 % des nids détectés triplerait le coût annuel estimé de la destruction des nids, soit 35,7 M €, mais pourrait réduire la propagation de l’espèce de 43 % et la densité de ses nids de 53 %.

L’intégration des coûts de dommage créés par les impacts négatifs du frelon, comme une diminution des services de pollinisation, de l’activité apicole ou une augmentation des coûts de santé, devrait également participer à une meilleure compréhension des modalités de choix des stratégies de gestion possibles.

Par exemple, en 2015, le chiffre d’affaires apicole en France était de 135 M €. La moitié de la France étant colonisée par le frelon, environ 50 % de ces revenus pourraient être menacés et une baisse de 5 % de la production de miel correspondrait à une perte de 3,3 M €. De même, les services de pollinisation à l’agriculture française étaient annuellement estimés à 2 milliards d’euros (Gallai et al., 2009), une baisse de 5 % de ces services sur la moitié du territoire engendrerait une perte annuelle de 50 M €.

Des estimations des coûts associés à la surveillance ou à la prévention seraient également très utiles car empêcher l’introduction de l’espèce dans de nouveaux territoires permettrait de réduire les dépenses, probablement de manière très importante. Des efforts de surveillance ciblés sur des territoires ou des sites d’accueil favorables (ports, gares ferroviaires, aéroports) mais encore dépourvus de l’espèce permettraient sans doute de réduire sa future dispersion.

Les auteurs rappellent que leur étude fournit de premières estimations de coûts économiques concernant la gestion du frelon à pattes jaunes, dans son aire de répartition actuelle, et des éléments de prévision sur les territoires proches potentiellement favorables à l’espèce. Ils indiquent également que ces estimations reposant sur un nombre restreint de données doivent être interprétées avec prudence.

Quoi qu’il en soit, dans le contexte sociétal actuel, pour espérer que la gestion des EEE dans le futur continue de s’améliorer, si possible pour la plupart des espèces (à défaut de toutes) et sur la plus grande partie de la planète, nous avons absolument besoin qu’en complément de toutes les acquisitions indispensables de données sur la biologie et l’écologie de ces espèces qui nous causent tant de difficultés, la diffusion de telles évaluations financières se multiplie pour qu’elles participent pleinement à l’amélioration de la prise de conscience des dirigeants politiques et des acteurs économiques quant aux dimensions réelles des enjeux des invasions biologiques.

Différentes équipes de recherche, dont celle de Franck Courchamp, sont heureusement déjà largement engagées dans cette démarche.

Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant

Relectures : Madeleine Freudenreich (Comité français de l’UICN), Franck Courchamp, Biodiversity Dynamics & Macroecology (CNRS)

Référence de la publication de Morgane Barbet-Massin et ses collègues :

Références citées :

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