Grande plante flottante aux belles fleurs pourpres à violettes, la Jacinthe d’eau (Eichhornia crassipes) a été transportée depuis plus d’un siècle sur toute la planète pour son intérêt horticole dans les bassins extérieurs. Cette dispersion volontaire a fait de cette espèce l’une des plus envahissantes au monde, causant des dégradations de la diversité biologique et des dommages aux usages dans les très nombreux milieux aquatiques colonisés, pouvant aller jusqu’à la mise en danger des populations humaines locales.
Ces nuisances ont conduit à la mise en place de recherches puis de programmes de contrôle dans tous les domaines (physique, chimique, biologique). De nombreux programmes de contrôle biologique ont été appliqués à cette espèce depuis plusieurs décennies, particulièrement en Afrique et en Amérique. Un programme similaire est d’ailleurs actuellement en cours en Nouvelle-Calédonie.
En parallèle de ces programmes de contrôle, de nombreux autres programmes ont porté sur des modes de valorisation de ces plantes aux tiges feuillées pouvant atteindre 50 cm et dont la production de biomasse peut dépasser 150 tonnes de matière fraîche par hectare dans des conditions favorables, dans l’objectif apparemment simple de transformer une nuisance en ressource.
Vannerie et objets divers
Parmi ces possibilités de valorisation figure leur utilisation en vannerie pour différents objets et meubles : en effet les tiges des feuilles présentent des caractéristiques de résistance et de souplesse permettant de les utiliser pour ces réalisations. Cet usage est déjà connu depuis de nombreuses années et, dans un ouvrage très largement diffusé de l’Académie Nationale des Sciences des États-Unis paru en 1976 (Making Aquatic Weeds Useful: Some Perspectives for Developing Countries), des informations sur des projets de cette nature aux Philippines étaient déjà présentées. Il était en particulier précisé que les pétioles des feuilles de jacinthe d’eau pouvaient être utilisés pour créer paniers et sacs. Après coupe du limbe des feuilles, ces pétioles séchés peuvent être tissés pour donner des produits robustes et doux au toucher. Les auteurs signalaient à l’époque que bien que la production n’ait commencé que récemment, la demande dépassait l’offre de jacinthes.
Cette possibilité de valorisation de cette plante très productive reste toujours d’actualité puisque dans un récent article publié dans la revue Economic Botany en 2016, des chercheurs malgaches et allemands proposaient de “transformer un problème en profit” en utilisant la Jacinthe d’eau pour la fabrication de produits artisanaux au lac Alaotra à Madagascar. Situé dans la province de Tamatave, ce site de 430 km² de superficie dont 200 km² de plan d’eau est classé site Ramsar depuis 2003.
L’étude cherchait à évaluer l’utilisation de cette plante comme source de matière première artisanale pour remplacer l’usage traditionnel du papyrus (Cyperus madagascariensis) dont l’exploitation devenait une pression importante dans les zones humides proches du lac et affectait l’habitat et les ressources alimentaires d’un lémurien en danger critique (Hapalemur alaotrensis).
Il s’agissait donc de remplacer l’utilisation d’une plante hélophyte du bord des eaux par celle d’une plante flottante colonisant la pleine eau et produisant des nuisances. La recherche a porté sur une comparaison des produits artisanaux réalisés à partir de jacinthe d’eau avec ceux produits à partir du papyrus. Les différentes phases de production, collecte, transport et élaboration des produits, ont été considérées en se focalisant sur les coûts, l’intensité du travail et les prix de ventes de ces produits.
Les résultats montrent que malgré une plus longue durée de sélection et de séchage (sept jours contre trois jours) et les coûts additionnels pour les décorations des objets (23 % en plus), les produits artisanaux élaborés à partir de Jacinthe d’eau présentent plus d’avantages que ceux faits à partir du papyrus : assemblage plus facile et rapide (33 % de temps en moins), produits robustes jugés d’”acceptables” à “de très bonne qualité”, prix de vente moyen trois fois supérieur (2,25 US $ contre 0,75 $).
Les auteurs rappellent que l’artisanat est profondément enraciné dans la culture et la tradition malgache et qu’une grande diversité de matières premières, d’artisanat et de techniques existent dans toute l’île réunissant au total environ 10 % de la population, soit 2 000 000 de personnes, générant ainsi 15 % du produit intérieur brut du pays. Ce vaste secteur artisanal est administré par un centre national, plusieurs centres régionaux et quelques autres organisations apportant un soutien financier et technique aux petites et moyennes entreprises artisanales de Madagascar. Les produits artisanaux malgaches sont exportés vers la France par des entrepreneurs conventionnels mais les organisations de commerce équitable sont encore peu représentées. En raison d’un manque de connaissances en marketing, très peu d’artisans malgaches exportent eux-mêmes leurs produits.
Les auteurs concluent que l’usage de la Jacinthe d’eau dans cette fabrication d’objets artisanaux permettrait d’augmenter les revenus familiaux, d’ouvrir de nouveaux marchés et d’atténuer les pressions humaines sur les zones humides du lac par la réduction de l’usage du papyrus.
Enfin, une analyse “Forces, Faiblesses, Opportunités et Menaces” leur a permis d’identifier quatre étapes pour le développement du marché des produits artisanaux faits à partir de Jacinthe d’eau : la création de groupe et réseau d’artisans, l’amélioration des compétences managériales, l’accès aux ressources financières et l’exploration des possibilités du marché. Selon eux, de telles recherches peuvent fournir des idées et recommandations pour le développement d’autres produits artisanaux ruraux dans des pays en voie de développement rencontrant des problèmes avec la Jacinthe d’eau.
Ainsi, depuis au moins quatre décennies, la valorisation de cette production végétale pour produire des objets artisanaux peut contribuer au développement local dans différents pays. Autre exemple, l’exploitation commerciale de la Jacinthe d’eau au Niger par l’entreprise MitiMeth, citée dans le récent ouvrage du groupe IBMA sur les enjeux et les risques de la valorisation socio-économique des espèces exotiques envahissantes, produit également de tels objets (paniers, sets de table, sacs à main, sandales, fauteuils ou abat-jour).
D’autres pistes de valorisation ?
D’autres techniques sont également bien connues depuis longtemps comme l’utilisation de la Jacinthe d’eau en tant qu’agent de dépollution des eaux (voir par exemple). De nombreuses recherches sur les capacités de l’espèce dans ce domaine ont été en effet été menées depuis le début des années 1970 à partir de premiers travaux de la NASA dont l’objectif était d’évaluer les potentialités d’utilisation de cette espèce dans des systèmes clos tels que les stations spatiales permanentes envisagées à l’époque. Les recherches sur ces capacités se poursuivent toujours et font l’objet de publications régulières. D’autres techniques encore, au plus près d’autres problématiques actuelles, sont en développement et portent en particulier sur les caractéristiques des fibres de la plante, dont leurs capacités de rétention de liquides.
Des fibres très absorbantes
Après trituration, les fibres de la Jacinthe d’eau peuvent absorber quatre à cinq fois leur poids en eau, en huile ordinaire, en essence, et jusqu’à 50 fois leur poids lorsqu’il s’agit de pétrole brut. Ces fibres biodégradables peuvent être par exemple utilisées pour nettoyer les milieux pollués par les produits pétroliers, y compris les zones humides difficiles d’accès, les mangroves, etc. C’est sur ces capacités que se sont développées des exploitations commerciales dans le cadre des entreprises TEMA au Mexique et Green Keeper Africa au Bénin et au Niger, toutes deux citées dans l’ouvrage IBMA précédemment cité.
En complément de cette utilisation très spécifique, l’entreprise mexicaine développe également des recherches sur l’emploi de ces fibres dans des litières pour animaux, des matières plastiques biodégradables, etc. Dans ce cadre elle a également mis en place des partenariats avec des organismes de recherche, dont en particulier l’IRD et l’Institut Méditerranéen de la Biodiversité et d’Ecologie marine et continentale de Marseille. Ce partenariat concernait deux projets : le projet “LIRIASA” sur le développement d’une technologie de saccharification de la Jacinthe d’eau pour l’obtention de produits à haute valeur ajoutée et leur utilisation potentielle pour la production de biocarburants, et le projet “LIRMEX” concernant les possibilités de production de biocarburants (biogaz et bioéthanol) avec un recyclage des matières vers la production d’ensilage (nutrition animale), de compost (amendement du sol) et de prébiotiques (nutrition humaine).
L’entreprise africaine, Green Keeper Africa, a été créée en 2014. Elle fabrique et commercialise des produits absorbants 100 % organiques à partir de Jacinthe d’eau, destinés aux professionnels pour le contrôle des fuites de produits polluants, dont les hydrocarbures (GKSORB), et des produits de restauration des sols. Elle se présente comme une entreprise solidaire mobilisant depuis 2015 des collecteurs de Jacinthe d’eau sur le lac Nokoué, situé au sud du Bénin à proximité de Cotonou. Le réseau de collecteurs de l’entreprise est passé en 4 ans d’une dizaine de collecteurs à près de 1 200 dont 85 % sont des femmes.
Des fibres très résistantes
La résistance des pétioles de Jacinthe d’eau a également été testée dans le tissage et la mise en œuvre de géotextiles. C’était en particulier l’objectif d’une étude menée en Inde par Sanandam Bordoloi et ses collègues pour évaluer leur possibilité d’utilisation dans ce domaine.
Des travaux ont déjà été menés depuis longtemps pour étudier l’utilité de produits agricoles classiques tels que les fibres de coco, de jute, de bambou et de sisal dans la production de tels géotextiles à durée de vie limitée (“limited life geotextiles“, LLG). Les auteurs de cette recherche ont testé et tenté de démontrer l’utilité de la Jacinthe d’eau dans ce même objectif.
Dans un premier temps, leurs analyses ont portées sur la composition biochimique de ces fibres (cellulose, hémicellulose, lignine et teneur en cendres) et sur leur résistance à la traction. Directement liée à la composition biochimique, cette résistance est un des plus importants paramètres pour un matériau à utiliser comme renforcement de sol.
Pour la réalisation des tests, des plantes de taille similaire récoltées au même endroit ont été utilisées après séchage pour fabriquer des filaments et des géotextiles, de manière à éviter toute variation génétique. Plusieurs types de filaments présentant des tissages différents ont été testés pour mesurer leur résistance à la traction et leur allongement à la rupture. Deux modèles de tissages de géotextiles ont également été réalisés et testés.
Il a été constaté que la résistance à la traction des géotextiles fabriqués à partir de Jacinthe d’eau est supérieure ou comparable à celle des fibres issues d’autres produits agricoles. L’efficacité du géotextile pour l’amélioration de la résistance à court terme des sols a également été démontrée en comparant les valeurs de tests de portance de sol, plus élevées dans le sol renforcé avec le géotextile que dans le sol non renforcé, et le tissage “a” de la figure ci-contre donne de meilleurs résultats que le “b”.
Les résultats de ces essais ont été comparés à ceux rapportés dans la littérature pour d’autres fibres végétales : les géotextiles fabriqués à partir de Jacinthe d’eau présentent des résistances du même ordre. Selon les auteurs, ces produits présentent des avantages d’un point de vue environnemental, économique et social en valorisant une espèce nuisible, par exemple dans des projets d’aménagements d’infrastructures routières. Ils rappellent cependant que d’autres études intégrant les taux de biodégradabilité de ces géotextiles à durée de vie limitée sont nécessaires avant leur mise en œuvre sur le terrain.
Dans une revue très récente sur l’état de l’art en matière de technologie de renforcement des sols utilisant des matériaux naturels de fibres végétales; les auteurs font référence aux travaux déjà réalisés sur la Jacinthe d’eau, en rappelant l’augmentation de portance des sols renforcés et en indiquant une réduction des ruissellements sur les sols couvert du géotextile combiné à de l’herbe, ce qui peut permettre de contrôler l’érosion des pentes.
La Jacinthe d’eau, devenue moins nuisible parce qu’utilisable ?
Il est toujours curieux de constater que le pragmatisme peut permettre dans un certain nombre de cas, en changeant de regard et donc d’angle d’analyse d’une situation donnée en matière d’invasions biologiques, d’en transformer l’objectif et le mode d’intervention de manière à retourner cette situation : ce ne peut plus être seulement de la lutte, cela devient alors de la gestion, moins brutale, peut-être, plus astucieuse et mieux intégrée… Les acquis scientifiques extrêmement importants obtenus en quelques décennies sur la biologie et l’écologie de ces espèces participent pleinement à ces changements de regards et d’analyse et l’exemple de la Jacinthe d’eau, parmi beaucoup d’autres, est une illustration intellectuellement intéressante de cette évolution possible.
Cependant, comme le montrent très bien les informations, les réflexions et les propositions de vigilance rassemblées dans l’ouvrage du groupe de travail IBMA sur la valorisation socio-économique des espèces exotiques établies en milieux naturels, il n’en reste pas moins que la poursuite d’une instrumentalisation de plus en plus performante des espèces et des écosystèmes ne conduit pas nécessairement à réduire les dommages que créent nos interventions sur nos proches non-humains ! Attention aux confusions d’objectifs et de méthodes… Attention en particulier à ne pas oublier les objectifs conjoints de telles démarches, réunissant réduction des nuisances et développement local soutenable, pour ne pas risquer de faire de l’espèce uniquement une ressource à exploiter et le fondement d’un développement industriel oublieux de ses enjeux sociaux locaux. Au long de cette transformation progressive des analyses et des pratiques, il est nécessaire de conserver la même analyse large et transversale et le même objectif de développement humain.
Par ailleurs, les informations sur les projets ou les débuts prometteurs de telle ou telle entreprise largement valorisés sur Internet, démarche tout à fait compréhensible en matière de communication, ne préjugent ni de la réalisation du projet ni de la pérennité de l’entreprise. Des efforts d’actualisation réguliers doivent être réalisés pour être à même de mieux évaluer de manière factuelle ces projets et réalisations concrètes : un vaste programme de vigilance à ne pas négliger…
Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relecture : Doriane Blottière, Comité français de l’UICN
Rakotoarisoa, T.F., Richter, T., Rakotondramanana, H., Mantilla-Contreras, J. 2016. Turning a Problem into Profit: Using Water Hyacinth (Eichhornia crassipes) for Making Handicrafts at Lake Alaotra, Madagascar. Economic Botany, 70(4), 365–379.
Bordoloi, S., Garg, A., and Sreedeep, S. 2016. Potential of Uncultivated, Harmful and Abundant Weed as a Natural Geo-Reinforcement Material. Advances in Civil Engineering Materials, Vol. 5, No. 1, 276–288.