Dans leur article de synthèse, Jan Pawlowski et sa trentaine de collègues présentent les potentialités d’utilisation des méthodes s’appuyant sur l’ADN environnemental (ADNe) pour compléter les méthodes taxonomiques classiques actuellement appliquées dans l’évaluation de l’état écologique des écosystèmes aquatiques. Après une revue des développements futurs de ces méthodes, ils proposent des recommandations pour intégrer ces méthodes dans les programmes de biosurveillance de routine.
Pour répondre aux demandes d’évaluation d’état biologique ou écologique des milieux aquatiques, diverses méthodes d’indices biotiques ont été progressivement mises au point depuis plusieurs décennies, s’appuyant sur diverses communautés (algues benthiques, macrophytes, invertébrés, poissons, etc.). Dans le contexte de la Directive Cadre Européenne sur l’Eau (DCE), l’évaluation de l’état écologique des eaux de surface se fonde sur l’analyse d’éléments de qualité biologique (EQB) comportant des calculs de métriques ou d’indices reposant sur des identifications morphologiques des taxons et requérant des compétences très spécifiques en matière de taxonomie (Birk et al., 2012). Elles comportent évidemment des limites, également présentées par les auteurs dans la première partie de cette synthèse.
Parmi elles figure la résolution taxonomique : si l’identification au niveau de l’espèce est considérée comme la norme par excellence, malgré des connaissances quelquefois insuffisantes sur l’écologie de taxons rares réduisant l’intérêt de leur utilisation comme indicateurs, une résolution moins poussée, au genre ou à la famille, est couramment acceptée pour certains groupes, en particulier pour les macroinvertébrés, ce qui peut notablement réduire la précision de l’évaluation du niveau de dégradation du milieu et de ses causes, en particulier dans un environnement multi-stresseurs.
Une autre limitation importante concerne les lacunes de connaissances sur le couplage espèce-écologie en relation avec les facteurs de stress, ce qui peut également conduire à une évaluation insuffisamment précise et robuste.
Toutefois, malgré ces limites, ces méthodes taxonomiques sont maintenant mondialement utilisées et ne peuvent donc être abandonnées, aussi le défi actuel concernant l’évaluation basée sur l’ADNe est-il de développer des techniques et méthodes adaptées aux cadres actuels de bioévaluation pour les intégrer et influencer la création d’indices intégrant ces deux approches complémentaires.
Perspectives d’utilisation de l’ADNe dans la biosurveillance
Depuis moins d’une décennie, de nombreuses publications présentent de manière très positive le potentiel du “métabarcodage” de l’ADN (ADNe) dans l’environnement pour la surveillance biologique et soulignent son importance pour la gestion de l’environnement, comme une alternative plus rapide, moins chère et plus facile à utiliser que les méthodes classiques de biosurveillance.
Dans cette démarche, l’approche standard de métabarcodage comprend plusieurs étapes de traitement d’échantillons pour obtenir des séquences d’ADN des organismes présents dans ces échantillons.
Ces étapes incluent: (1) l’isolement de l’ADNe, (2) l’amplification par PCR d’un gène marqueur ciblant la communauté biotique à analyser, (3) le séquençage à haut débit des amplicons obtenus. Les données de séquence sont ensuite filtrées (4) pour réduire le nombre d’erreurs de séquençage et les séquences identiques sont “dérépliquées” de manière à obtenir des unités de séquence individuelles (ISU en anglais). Les ISU sont regroupées en fonction de leur similarité génétique (ou de leur distance) (5) en unités taxonomiques d’exploitation moléculaires (MOTU en anglais). Dans la dernière étape, les MOTU sont affectées dans la mesure du possible à des taxons (6). En effet, bien que ces MOTU soient souvent traitées comme des substituts génétiques d’espèces, elles ne correspondent pas nécessairement aux taxons définis morphologiquement utilisés comme éléments de qualité dans le bioévaluation. La liste de taxons ainsi compilée sur la base des affectations des MOTU peut ensuite être utilisée pour déduire un ensemble d’indices biotiques et évaluer la qualité écologique d’une masse d’eau donnée.
Extension de la bioévaluation à d’autres groupes taxonomiques
Les auteurs rappellent que le métabarcodage peut permettre de développer des analyses sur tous les groupes taxonomiques, y compris ceux qui ne sont pas actuellement évalués dans le cadre de la biosurveillance classique, principalement en raison des difficultés rencontrées pour leur identification morphologique. Cela pourrait en particulier permettre de rechercher de nouveaux bioindicateurs dans des groupes taxonomiques réputés sensibles aux facteurs de stress environnementaux, mais très peu utilisés jusqu’alors, comme les procaryotes, les protistes ou la méiofaune métazoaire (Caruso et al., 2015).
Parmi les procaryotes, seules les cyanobactéries sont couramment utilisées pour l’évaluation biologique (Mateo et al., 2015). Un nouvel indice bactérien (microgAMBI) a été développé pour évaluer la qualité des sédiments marins à l’aide de la diversité microbienne déduite des données de métabarcodage (Aylagas et al., 2017).
En ce qui concerne protistes et méiofaune, certains sont déjà largement reconnus comme bioindicateurs, par exemple, les ciliés, les foraminifères ou les nématodes. Des études ciblant spécifiquement certains de ces groupes en ont confirmé leur grande sensibilité environnementale, et d’autres études ont également porté sur un large éventail de bioindicateurs potentiels en analysant une grande variété de taxons dans le même ensemble de données de métabarcodage. Cette approche multi-taxons a été appliquée avec succès pour examiner l’impact de différents facteurs environnementaux sur la diversité des eucaryotes microbiens en estuaire (Lallias et al., 2015) et en eau douce (Capo et al., 2017) mais aussi pour surveiller les activités de forage pétrolier en mer (Coelho et al., 2016) ou démontrer l’impact d’un déversement de pétrole sur les communautés benthiques marines (Bik et al., 2012).
Approches sans taxonomie et modèles prédictifs d’apprentissage automatique
Pour combler les lacunes dans les bases de données de référence et les biais d’affectation taxonomique des MOTU, deux approches différentes ont été proposées pour calculer des indices biotiques sans référence à la “morphotaxonomie”. Dans une étude récente portant sur un indice utilisant les diatomées benthiques, les MOTU ont reçu des valeurs basées sur leur présence dans des échantillons présentant un statut écologique connu (Apothéloz-Perret-Gentil et al., 2017). Selon les auteurs de cette étude, le principal avantage de cette approche était que près de 95 % des MOTU pouvaient être utilisés pour calculer l’indice, alors que dans une approche traditionnelle basée sur une assignation taxonomique seulement 35 % de ces MOTU auraient pu être utilisés. Cela permet d’exploiter un jeu de données même si tous les taxons ne sont pas référencés dans la base de données de référence.
Une autre approche sans taxonomie consiste à utiliser des algorithmes d’apprentissage automatique (“Supervised Machine Learning” ou SML). Elle a, par exemple, été utilisée pour prédire les valeurs d’indices biotiques couramment utilisés dans la surveillance en aquaculture marine (Cordier et al., 2017). Les méthodes SML permettent de développer des modèles prédictifs pouvant produire des prévisions précises à partir des données de métabarcodage. L’avantage de cette approche sur la précédente concernant les diatomées est qu’elle prend les communautés dans leur ensemble.
Ces deux approches nécessitent toutefois un ensemble de données d’apprentissage, composé d’échantillons pour desquels les données de métabarcodage et les données de pression associées sont connues, avec une calibration pouvant être appliquée directement sur les valeurs des facteurs de stress, si elles sont disponibles.
Conclusions et recommandations
Les méthodes traditionnelles d’évaluation environnementale sont bien établies, acceptées, harmonisées, complètes et largement utilisées en Europe et ailleurs. Des efforts considérables ont été investis dans la mise en place de ce système d’évaluation et les auteurs précisent qu’il faut veiller à ne pas manquer les avantages de l’introduction de nouvelles méthodes.
Comme le présente Hering et al. (2018), le codage à barres et le métabarcodage de l’ADN peuvent être utilisés pour établir des métriques et des indices moléculaires susceptibles de fournir des conclusions similaires à celles des approches traditionnelles sur l’état écologique et environnemental des écosystèmes aquatiques. De plus, l’utilisation de méthodes moléculaires peut résoudre plusieurs problèmes techniques rencontrés par la mise en œuvre des indices actuellement utilisés, en particulier, en augmentant la résolution taxonomique et la comparabilité entre régions géographiques, ce qui est souvent difficile à l’aide des seuls caractères morphologiques.
Ces méthodes peuvent également permettre d’élargir la gamme de bioindicateurs potentiels, y compris les groupes taxonomiques peu visibles qui pourraient être très sensibles ou tolérants à des facteurs de stress particuliers. Enfin, la surveillance d’espèces endémiques menacées d’extinction ou exotiques envahissantes peut bénéficier de la détection aisée des traces d’ADN présentes dans l’eau. En particulier, dans le cas d’espèces envahissantes, ces méthodes aident non seulement à détecter leur présence, mais également poursuivre leur surveillance après l’adoption de mesures de gestion.
Les auteurs notent également la nécessité de rester conscients des limites de ces nouvelles méthodes. Par exemple, il n’existe actuellement pas de consensus sur les méthodes de conservation et d’isolation de l’ADN, sur le choix des codes à barres de l’ADN et des amorces PCR ou sur les affectations taxonomiques des MOTU. Selon eux, la normalisation des protocoles moléculaires est une nécessité urgente, compte tenu de l’évolution constante et du développement parallèle de nouveaux outils biotechnologiques d’acquisition et d’analyse de données ADN. De même, la base de données de référence sur les taxons bioindicateurs est loin d’être complète, malgré les efforts constants de nombreuses initiatives nationales, et des efforts sont encore nécessaires pour couvrir une gamme de valeurs de stress au moins aussi large que celle utilisée pour les méthodes traditionnelles.
Compte tenu de ces limitations, les auteurs recommandent une mise en oeuvre en deux étapes du métabarcodage dans le suivi biologique de routine.
À court terme, ils suggèrent l’intégration des données de métabarcodage dans les indices biotiques existants, en particulier pour les diatomées, les invertébrés et les poissons, qui ont fait l’objet de nombreuses études sur le métabarcodage. Dans le cas des diatomées, le métabarcodage pourrait permettre une meilleure harmonisation de l’identification des taxons, ce qui améliorerait la cohérence des indices biotiques calculés.
Le métabarcodage des invertébrés pourra augmenter la résolution taxonomique et améliorer éventuellement l’exactitude du couplage taxa-écologie, en tenant compte de tous les spécimens, y compris les stades larvaires et les juvéniles qui ne peuvent pas toujours être identifiés au niveau de l’espèce. Dans le cas des indices axés sur les poissons, les analyses de l’ADNe offrent la possibilité d’obtenir des informations sur les populations sans les tuer ni de les perturber.
Cette première étape d’intégration pourrait être réalisée localement, chaque pays pouvant utiliser ses propres indicateurs pour tester et valider l’utilisation de données moléculaires appliquées à ses masses d’eau de référence, comme le soulignent Leese et al. (2018).
À long terme, ils proposent le développement d’indices moléculaires à partir des seules données de métabarcodage. De tels indices biotiques pourraient fournir une vision plus holistique de la réponse de la communauté biologique aux facteurs de stress anthropiques en incluant de nouveaux éléments de qualité biologique, comme divers groupes d’organismes procaryotes et eucaryotes. Ces indices pourraient être basés sur des modèles prédictifs établis à l’aide de SML ou d’autres algorithmes capables d’évaluer l’état écologique et d’identifier des MOTU écologiquement significatives dans les jeux de données.
Pour se conformer à la DCE et à la DCSMM (Directive européenne Cadre Stratégie pour le Milieu Marin, Directive 2008/56/CE), ces nouveaux indices biotiques devraient être comparés aux indices existants et directement aux données de pression afin d’en redéfinir les limites, ceci nécessitant des exercices d’inter-étalonnage à grande échelle. Le résultat final de ces exercices pourrait être le développement d’indices moléculaires européens ou mondiaux, constituant une avancée majeure vers une évaluation normalisée et efficace de la qualité écologique des écosystèmes aquatiques.
Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relectures :Doriane Blottière, Comité français de l’UICN
Sur le même sujet, voir : http://especes-exotiques-envahissantes.fr/determiner-les-eee-par-leur-adn/
Références bibliographiques
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