Quel potentiel allélopathique chez les jussies et quelles implications écologiques ?

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Si l’on découvre progressivement les capacités de défense chimique de nombreuses plantes vis-à-vis des autres espèces végétales ou de leurs parasites ou prédateurs, les jussies ne font pas exception, ce qui pourrait partiellement expliquer leurs impressionnantes possibilités de dispersion et de colonisation de sites favorables.

Allélopathie : croître et/ou se défendre ?

Diverses substances dites “allélochimiques” peuvent être produites et libérées directement par les plantes dans leur environnement proche par des mécanismes physiologiques, tels que l’exsudation des racines, la lixiviation des parties aériennes et la volatilisation, mais aussi lors de leur décomposition. Les rôles que jouent ces composés dans la compétition vis-à-vis des ressources environnementales telles que l’eau, la lumière et les nutriments, comme “armement chimique” de défense des plantes contre leurs compétiteurs et prédateurs ou encore dans les processus de coopération intra- et interspécifique au sein des communautés biologiques, commencent à être plus régulièrement étudiés et mieux compris.

Des travaux récents ont montré que les macrophytes aquatiques étaient eux aussi capables de produire de telles substances avec des impacts négatifs perceptibles, notamment sur le développement du phytoplancton et sur la germination et/ou la croissance de plantules d’autres plantes. Ces travaux comportent des expérimentations en laboratoire utilisant des extraits de plantes, soit des exsudats (substances organiques plus ou moins fluides suintant des plantes, telles que gommes, résines et latex), soit des lixiviats (substance liquide provenant de la percolation d’eau dans ou sur les plantes).

Dans les contextes d’établissements de plantes exotiques dans de nouveaux sites, l’existence de ces composés allélochimiques pourrait partiellement expliquer la facilité de propagation et les modifications quelquefois majeures induites par la nouvelle arrivée dans les communautés de plantes indigènes des biotopes concernés. En effet, des plantes exotiques pourraient synthétiser des composés particuliers et les relâcher dans la communauté indigène d’accueil, leur donnant un avantage compétitif supplémentaire en inhibant la croissance des plantes indigènes, ce que Callaway et Ridenour (2004) ont dénommé “Novel weapons“, nouvelles armes. De même, dans leur hypothèse d’Invasional Meltdown (effondrement invasif), Simberloff et Von Holle (1999) défendaient le fait que l’introduction d’une espèce pouvait favoriser l’introduction et la propagation d’une ou de plusieurs autres espèces exotiques.

Les jussies, aussi…

Les capacités indéniables de dispersion et de modifications radicales des communautés végétales d’accueil des deux espèces de jussies invasives, en métropole et ailleurs, ont évidemment fait suspecter leur production de ces armes de défense (et d’attaque ?), conduisant à la réalisation de diverses recherches dans le domaine. En voici quelques exemples.

Lors d’utilisation d’eau de cultures expérimentales de ces deux espèces au cours de trois saisons dans l’année, sur deux espèces cibles, la Laitue (Lactuca sativa) et le Cresson de fontaine (Nasturtium officinale), Dandelot et al. (2008) ont montré des réductions parfois très importantes des pourcentages de germination et de rendement des cultures, et des augmentations de la mortalité. Par rapport au témoin, des réductions de l’allongement des plantules pour la Laitue ont été notées en toutes saisons, de même qu’une chlorose des semis des deux espèces cibles, en particulier en mai et en août. Les auteurs concluaient que les deux espèces de jussies possédaient donc une activité allélopathique tout au long de l’année, ce qui pouvait contribuer à leur succès de colonisation, y compris en diminuant la survie des semis d’espèces indigènes.

Dans leur étude sur les effets d’espèces exotiques envahissantes sur les plantes et les invertébrés d’une trentaine de plans d’eau en Belgique, Stiers et al. (2011) ont observé que la présence de la Jussie à grandes fleurs (L. grandiflora, synonyme L. hexapetala) réduisait à la fois la richesse végétale et l’abondance d’espèces indigènes immergées, voire même de certaines espèces émergentes comme le Plantain d’eau (Alisma plantago-aquatica) ou le Lycope (Lycopus europaeus)

Lors d’expérimentations en laboratoire sur les relations entre trois espèces exotiques (Ludwigia grandiflora, Egeria densa et Myriophyllum aquaticum) et deux espèces de macrophytes indigènes (Ceratophyllum demersum et Mentha aquatica) en monocultures et en cultures mixtes, Thouvenot et al. (2013) ont montré par exemple que la stratégie de L. grandiflora différait entre sa forme de croissance émergente et sa forme de croissance immergée. Par ailleurs, ces relations pouvaient varier entre stimulation et inhibition, selon les densités relatives de ces espèces. Une illustration de la complexité des processus en question…

Ludwigia grandiflora - Alain Dutartre

Herbier de Ludwigia grandiflora © Alain Dutartre

Leur capacité supposée de production de composés allélopathiques a également amené Smida et ses collègues (Smida et al., 2015) à tester les propriétés antibactériennes des deux espèces de jussies sur des échantillons provenant de différents organes des plantes, en juin, juillet et août pour L. peploides et pendant toute la période de développement, d’avril à septembre, pour L. grandiflora. Leurs résultats montrent que les bactéries testées sont plus sensibles aux extraits de L. grandiflora qu’à ceux de L. peploides avec des activités antibactériennes maximales en juin, juillet ou août, principalement dans les extraits de feuilles et de fleurs. Ces activités variaient également selon les souches bactériennes testées et certains extraits de feuilles ou de fleurs des deux espèces de Ludwigia présentaient des activités antibactériennes supérieures à celles de plusieurs antibiotiques classiques testés.

Les expérimentations menées en Argentine par Schneider et Mayora (2018) ont porté en particulier sur les impacts des exsudats phénoliques de Ludwigia peploides et Azolla sp. (cultures monospécifiques et co-cultures des deux espèces) sur la germination de graines de Polygonum ferrugineum. Ces deux chercheuses ont constaté que l’exsudation phénolique était plus importante dans les co-cultures et que si ces exsudats ont augmenté le taux de germination de Polygonum ferrugineum par rapport au témoin, ils n’ont pas eu d’effet sur la vitesse de germination. Elles en concluent que le potentiel allélopathique de macrophytes aquatiques tels que L. peploides peut être plus élevé dans les sites multi-espèces que dans les monospécifiques et que les exsudats phénoliques de macrophytes pourraient stimuler la germination de plantes indigènes de la même région. Rappelons que L. peploides est indigène en Argentine.

De récentes expérimentations sur les effets allélopathiques de la jussie à grandes fleurs

Thiebaut et al. (2018) viennent de quantifier les effets allélopathiques potentiels de Ludwigia hexapetala (syn. L. grandiflora subsp. hexapetala) sur trois espèces de macrophytes, l’une indigène (Ceratophyllum demersum), les deux autres exotiques (Myriophyllum aquaticum et Egeria densa).

Les tests réalisés au printemps et en automne ont porté sur les effets d’extraits aqueux et de lixiviats dérivés des feuilles et des racines de jussie sur différents traits biologiques des trois espèces cibles, c’est-à-dire le rendement photosynthétique, la croissance (taux de croissance relatif, surface foliaire), la longueur des racines et la longueur des pousses latérale.

Les lixiviats de racines et de feuilles et les extraits aqueux de L. hexapetala employés provenaient d’individus récoltés au printemps et en automne dans un plan d’eau d’Apigné, proche de Rennes. Afin d’éviter si possible des antécédents d’interactions entre la jussie et les espèces cibles, celles-ci ont été achetées aux mêmes périodes dans une jardinerie de manière à pouvoir les considérer comme «naïves» vis-à-vis de la jussie. Ces trois espèces sont également des macrophytes à potentiel allélopathique : M. aquaticum et C. demersum sont par exemple cités par Elakovich et Wooten (1989) comme présentant un effet inhibiteur potentiel sur les plantes voisines ou contenant des composés allélopathiques et E. densa contient des substances qui affectent négativement le phytoplancton de manière négative (Espinosa-Rodriguez et al., 2016).

Conduites en laboratoire, ces expérimentations d’une durée de 28 jours dans des conditions de lumière et de température (16 °C) constantes, ont été faites sur des pousses sélectionnées des trois espèces cibles, comportant un sommet de tige intact, aucune racine et aucune trace de nécrose, de bourgeons ou de tiges latérales, baignant dans de l’eau du robinet (le témoin) ou dans les extraits ou lixiviats. Des analyses par chromatographie en phase liquide et spectrométrie de masse à haute résolution (LCMS) ont pu également être faites sur les lixiviats de feuilles et les extraits aqueux au printemps et à l’automne. Enfin, différentes analyses statistiques qui ne sont pas détaillées ici ont été appliquées pour analyser et interpréter les résultats.

Les extraits aqueux et les lixiviats de printemps n’ont eu aucun effet significatif sur le rendement photosynthétique ou sur les traits morphologiques des trois espèces cibles de même que ceux de l’automne sur le rendement photosynthétique de M. aquaticum.

Les traitements automnaux des racines et les lixiviats des feuilles ont stimulé le rendement photosynthétique d’E. densa et l’extrait automnal de racines a stimulé la croissance des feuilles de l’espèce. De même, le rendement photosynthétique de C. demersum a été stimulé par les extraits automnaux de racines. Ces extraits de racines stimulaient les branches latérales de M. aquaticum et la surface foliaire des deux espèces submergées C. demersum et E. densa alors que les extraits de feuilles et les lixiviats des racines inhibaient la croissance de la surface foliaire de M. aquaticum.

Pour ces trois espèces de macrophytes cibles, les résultats montrent donc des effets allélopathiques différents selon les traits examinés, effets pouvant être de l’ordre de la facilitation, d’autres de l’inhibition. Les auteurs notent également les différences d’effets observés entre les deux périodes des tests, probablement liées aux modifications saisonnières de fonctionnement et de composition chimique des plantes, comme l’avaient déjà noté Dandelot et al. (2008).

Les trois principaux composés allélochimiques identifiés dans les lixiviats de feuilles et les extraits de jussie par les analyses de laboratoire sont la quercitrine, la prunine et la myricitrine. Il s’agit de flavonoïdes appartenant à la famille des polyphénols. Les jussies peuvent produire de nombreux composés, tels que saponines, tanins, polyphénols, alcaloïdes, acides linoléiques et flavonoïdes (Averett et al., 1990) et les composés phénoliques sont fréquemment impliqués dans l’allélopathie dans les eaux douces. Leurs concentrations étaient plus élevées dans les extraits de feuilles que dans les lixiviats et plus élevés en automne qu’au printemps. Ces fluctuations saisonnières pourraient évidemment modifier l’activité allélopathique des plantes (Santonja et al., 2018) et expliquer les effets observés.

Une remarque finale

Les différents résultats présentés succinctement ici montrent à l’évidence que les connaissances dont nous disposons actuellement dans ce domaine sont largement insuffisantes pour espérer s’en servir actuellement de quelque manière que ce soit dans les stratégies de gestion des plantes exotiques envahissantes : nous en savons encore trop peu.

Il serait donc important de mener de mener des recherches complémentaires sur l’allélopathie au cours des différentes saisons pour mieux évaluer les effets potentiels des espèces, y compris en matière d’analyse des interactions biotiques, ceci afin de mieux comprendre les interactions entre les espèces de macrophytes indigènes et exotiques, voire entre les différentes espèces exotiques présentes dans un même site, et d’aider à mieux interpréter certains schémas de succession des communautés végétales dans les zones colonisées.

Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relectures : Doriane Blottière, Comité français de l’UICN

 

Jussie, phytophage et allélopathie ?

En 2005, des observations dans des herbiers denses de L. grandiflora situés sur la Réserve Naturelle du Marais d’Orx, dans les Landes, avaient permis de repérer des dommages aux feuilles des plantes causés par des atteintes d’un insecte phytophage (Petelczyc et al., 2006). Il s’agissait de larves d’une espèce de Coléoptère Chrysomelidae, Altica lythri, phytophage opportuniste, susceptible de consommer diverses espèces d’espèces herbacées indigènes du bord des eaux.

Les feuilles attaquées étaient largement criblées de trous mais ce qui avait alors attiré notre attention étaient que les plantes concernées étaient toutes présentes dans des zones d’herbiers partiellement ombragées par des ripisylves et qu’il suffisait de se déplacer de quelques mètres vers des biotopes en pleine lumière pour que disparaisse toute trace de présence de ces larves et de leur consommation. Une des hypothèses issue de ces observations était que dès lors que les conditions optimales de développement de ces plantes, en pleine lumière, étaient réunies, les individus devenaient plus capables de produire des substances allopathiques leur permettant une défense chimique optimale, les rendant inconsommables par le coléoptère. Des conditions environnementales moins favorables, dont la réduction de lumière, pouvaient peut-être réduire ces capacités de défense et donc permettre cette consommation.

Petelczyc M., Dutartre A., Dauphin P. 2006. La jussie (Ludwigia grandiflora) plante-hôte d’Altica lythri Aubé (Coleoptera Chrysomelidae) : Observations in situ dans la Réserve Naturelle du Marais d’Orx (Landes) et en laboratoire. Bulletin de la société linnéenne de Bordeaux, vol. 141, n° 34, 221 – 228

Références

Averett J. E., Zardini E. M., Hoch P. C. 1990. Flavonoid systematics of ten sections of Ludwigia (Onagraceae). Biochem. Syst. Ecol. 18, 529–532

Dandelot S., Robles C., Pech N., Cazaubon A., Verlaque R. 2008. Allelopathic potential of two invasive alien Ludwigia spp. Aquat. Bot. 88, 311–316

Elakovich S. D., Wooten J. W. 1989. Allelopathic potential of sixteen aquatic and wetland plants. Toxicology 17, 129–182

Espinosa-Rodríguez C. A., Rivera-De la Parra L., Martínez-Téllez A., Gomez-Cabral G. C., Sarma S. S. S., Nandini S. 2016. Allelopathic interactions between the macrophyte Egeria densa and plankton (alga, Scenedesmus acutus and cladocerans, Simocephalus spp.): a laboratory study. J. Limnol. 75, 151–160

Santonja M., Le Rouzic B., Thiébaut G. 2018. Seasonal dependence and functional implications of macrophyte-phytoplankton allelopathic interactions. Freshw. Biol. 63, 1161–1172

Schneider B., Mayora G. 2018. Phenolic exudates from Ludwigia peploides and Azolla sp. enhance germination of Polygonum ferrugineum seeds. Aquat. Bot. 151, 56-61

Simberloff D., Von Holle B. 1999. Positive interactions of nonindigenous species: invasional meltdown? Biol. Invasions 1, 21–32

Smida I., Charpy-Roubaud C., Cherif S. Y., Torre F., Audran G., Aschi-Smiti S., Le Petit J. 2015. Antibacterial properties of extracts of Ludwigia peploides subsp. montevidensis and Ludwigia grandiflora subsp. hexapetala during their cycle of development. Aquat. Bot. 121, 39-45

Stiers I., Crohain N., Josens G., Triest L. 2011. Impact of three aquatic invasive species on native plants and macroinvertebrates in temperate ponds. Biol. Invasions 13, 2715–2726.

Thouvenot L., Puech C., Martinez L., Haury J., Thiébaut G. 2013. Strategies of the invasive macrophyte Ludwigia grandiflora in its introduced range: competition, facilitation or coexistence with native and exotic species? Aquat. Bot. 107, 8–13

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