Quelles relations entre l’abondance et les impacts des EEE ? Exemple des Dreissènes dans le fleuve Hudson

 In dossiers de la lettre d'information

L’évaluation des impacts écologiques des espèces exotiques introduites, particulièrement lorsqu’elles deviennent envahissantes, est une des principales préoccupations des chercheurs et des gestionnaires, portant à la fois sur les dommages causés aux écosystèmes et à leurs communautés vivantes, sur les dommages aux activités humaines et sur les coûts afférents à ces dommages et aux actions de gestion engagées pour gérer ces espèces.

Ces impacts devraient dépendre de l’extension et des caractéristiques des populations de ces espèces mais la nature exacte des relations existant entre ces populations et les impacts qu’elles engendrent est rarement définie. En effet, les caractéristiques de la population envahissante pouvant décrire efficacement ces impacts, comme par exemple la densité, la biomasse ou la taille corporelle des individus, peuvent très fortement varier selon les espèces et les écosystèmes colonisés. Mieux connaître la nature ou la forme de cette relation pourrait toutefois aider à mieux comprendre les mécanismes d’interaction entre l’envahisseur et les écosystèmes concernés et ainsi permettre d’améliorer sa gestion. Sur ce second point, une meilleure connaissance de ces relations pourrait d’ailleurs contribuer à mieux prévoir l’efficacité des mesures de gestion envisageables et des dépenses à leur consacrer (Yokomizo et al., 2009).

C’est dans cet objectif que David L. Strayer et ses collègues ont utilisé un ensemble de données concernant l’invasion de la rivière Hudson par deux espèces de dreissènes (la Moule zébrée, Dreissena polymorpha, et la Moule quagga, Dreissena rostriformis bugensis), données obtenues durant près de trois décennies de recherches, pour examiner les relations entre ces populations de mollusques exotiques envahissants et leurs impacts sur différentes composantes de l’écosystème, dont le seston, le phytoplancton et plusieurs taxons de zooplancton.

Moule zébrée (Dreissena polymorpha) © Cary Institute – Pamela Freeman

La zone d’étude

Le fleuve Hudson vu de l’espace © NASA

Long de 507 km, coulant principalement dans l’État de New York et formant en aval la frontière entre celui-ci et l’Etat du New Jersey, le fleuve Hudson rejoint l’Océan Atlantique en formant la baie de New York, entre Manhattan, Staten Island, Long Island et les côtes du New Jersey. La zone d’étude est constituée par la section de marée dynamique du fleuve qui s’étend des kilomètres 99 à 247 à partir de l’embouchure. Cette partie du cours d’eau a une largeur moyenne de 900 m et une profondeur de 8 m. Le débit annuel moyen est d’environ 500 m3/s. Les sédiments y sont principalement constitués de sables ou de vases mais environ 7 % des fonds de la zone sont rocheux, ces substrats durs abritant la majeure partie des populations de dreissènes.

La moule zébrée, D. polymorpha, observée dans l’Hudson depuis 1991, a rapidement développé une très importante population, si bien qu’à la fin de 1992, la biomasse de ses populations dépassait celle de tous les autres organismes hétérotrophes de l’écosystème (Strayer et al., 1996). Des effets importants et généralisés des moules zébrées sur l’ensemble de l’écosystème ont ensuite été observés, notamment sur la chimie et la transparence de l’eau (Caraco et al., 2000), le zooplancton (Pace et al., 2010) et les poissons (Strayer et al., 2014). La moule quagga, D. rostriformis bugensis, observée depuis 2008, constitue toujours moins de 10 % de la population combinée des deux espèces dans le fleuve et, pour l’analyse des données et des impacts, elles ont été confondues.

Les données utilisées

La chimie de l’eau et le plancton ont été échantillonnés de 1987 à 2016, toutes les deux semaines pendant la saison sans glace, sur une station du fleuve au kilomètre 151. Les analyses ont porté sur les évolutions des teneurs en matières inorganiques en suspension, des biomasses de phytoplancton et de divers groupes animaux (ciliés, rotifères, nauplii, cladocères et copépodes) selon différentes densités de dreissènes. Les matières inorganiques ont été analysées comme variable non affectée par la densité des populations car les moules les absorbent mais les rejettent rapidement dans les eaux (Roditi et al., 1997).

Figure 1. Evolution de la biomasse de zooplancton dans la rivière Hudson sur la période 1987-2007. © American Museum of National History – AMNH.

Les données acquises sur les populations de dreissènes ont compris leurs densités, le débit de filtration global de ces populations et le débit de filtration des plus gros individus au sein de ces populations (soit d’une longueur de coquille dépassant 20 mm). Ces données ont été estimées à partir d’échantillons obtenus selon un plan d’échantillonnage stratifié au hasard dans la zone d’étude sur sept sites à fonds rocheux dur.

Traitements des données et commentaires

Les auteurs de la publication indiquent qu’ils ont testé plusieurs types de modèles pour décrire les impacts des populations de dreissènes. Tout d’abord en comparant des modèles fondés uniquement sur la présence ou l’absence de l’envahisseur avec des modèles incluant son abondance. Ils rappellent que les modèles simples de présence-absence sont insuffisants pour décrire les impacts lorsque l’abondance de l’envahisseur varie fortement au fil du temps ou d’un site à l’autre.

Ils ont ensuite comparé des modèles utilisant une fonction linéaire de l’abondance avec des modèles non linéaires, puis des modèles utilisant certains traits biologiques de l’envahisseur (tels que la taille du corps ou la capacité de filtration). Ils indiquent par exemple que les grands individus de dreissènes présentent les capacités de filtration les plus élevées et qu’ils sont plus efficaces pour capturer le zooplancton (MacIsaac et al., 1995). Ils ont enfin cherché des preuves que l’écosystème avait au fil du temps développé une résistance à l’invasion de dreissènes, selon des hypothèses de développement progressif de défenses de l’écosystème contre un envahisseur (voir par exemple Langkilde et al., 2017).

Comme prévu, les concentrations de particules inorganiques en suspension n’étaient pas fortement liées aux populations de dreissènes et la densité des populations était un meilleur facteur prédictif des impacts que la seule présence. L’utilisation des données de traits biologiques (dont le débit de filtration total) améliorait les résultats des modèles, en particulier sur la filtration des grosses particules (zooplancton) par les individus de grande taille.

Une faible indication d’une résistance de l’écosystème à l’invasion a été notée pour le phytoplancton à partir des résultats des modèles les plus évolués mais les auteurs notent que ces résultats ne sont que marginalement significatifs.

Deux écarts importants par rapport aux attentes de ces travaux sont signalés. Premièrement, les impacts sur le phytoplancton ne montraient pas de lien avec de la taille de la population de dreissènes alors qu’ils étaient bien prédits en considérant simplement la présence de populations.

Figure 2. Evolution de la biomasse de phytoplancton dans la rivière Hudson, de 1987 à 2004. © American Museum of National History – AMNH .

La biomasse de phytoplancton a fortement diminué au début de l’invasion (Figure 2) mais dans les années qui ont suivi, la variation interannuelle de ce paramètre est restée faible et apparemment sans lien avec la population de dreissènes. De même, les modélisations appliquées n’ont pas permis de décrire les densités de cladocères (Figure 1). Cette incapacité de prédiction pourrait être liée à la rapidité de développement des populations de cladocères dont la densité peut être multipliée en quelques semaines d’un facteur 100 à 1000, ce que la périodicité d’échantillonnage toutes les deux semaines ne permettrait pas de repérer, ou au fait que le taxon de cladocères très largement dominant, Bosmina freyi, soit trop volumineux pour être capturé même par les plus grands individus de dreissènes (MacIsaac et al., 1995).

Arriver à préciser les liens entre envahisseurs et écosystèmes ?

Les commentaires plus généraux qui terminent cet article reviennent de manière plus générale sur les relations fonctionnelles entre envahisseurs et écosystèmes. Ainsi que le signalent par exemple Yokomizo et al. (2009), une gestion entreprise sans tenir compte de ces relations fonctionnelles peut conduire à un gaspillage financier tout en occasionnant des dommages inutiles aux écosystèmes.

Cependant, étant donné la diversité et la complexité des relations entre envahisseurs et écosystèmes, il semble peu probable que des prédictions précises sur ces relations soient actuellement possibles. Il serait néanmoins possible de développer de meilleures prévisions en prenant en compte les caractéristiques de l’envahisseur, de l’écosystème et des paramètres étudiés. Les cas les plus faciles seraient probablement ceux dans lesquels un processus direct unique relie l’envahisseur à l’écosystème, comme par exemple, un prédateur envahisseur consommant une proie indigène. Dans de tels cas, il peut être possible d’utiliser des expériences de laboratoire et des modèles simples pour arriver à prédire la forme et les paramètres de la relation entre envahisseur et écosystème. À l’inverse, dans le cas d’effets indirects ou complexes, les relations resteront difficiles à établir.

De nombreux paramètres peuvent varier dans le temps et dans l’espace et influer sur les impacts d’un envahisseur. Dans le cas des dreissènes dans l’Hudson, les changements au fil du temps de la taille des individus ont par exemple pu jouer un rôle important dans la modulation des impacts par les modifications des taux de filtration et des types de particules pouvant être capturées (MacIsaac et al., 1995). Ces changements de taille des mollusques peuvent expliquer la récupération partielle de certains groupes d’organismes, par exemple les rotifères, vers les conditions qui prévalaient dans le fleuve avant l’invasion.

Toutefois, des caractéristiques autres que la taille des individus peuvent avoir des incidences importantes sur leurs impacts. Par exemple, les impacts dans le fleuve d’une autre espèce invasive, la Châtaigne d’eau, Trapa natans, sont déterminés non par la taille de chaque plante mais par la dimension de ses herbiers aux effets prononcés sur l’oxygène dissous et la dénitrification (Hummel et Findlay, 2006).

Invasion de la Châtaigne d’eau sur le Fleuve Hudson © Cary Institute – Heather Malcom

Un commentaire final

Une telle analyse à long terme, portant sur des communautés vivantes présentant chacune une variabilité interannuelle particulière (les indigènes, comme les nouvelles arrivées), rencontre nécessairement d’importantes difficultés de finalisation et d’interprétation des résultats. Rien de surprenant et les dimensions du site d’étude ne sont sans doute même pas une contrainte supplémentaire pour cette analyse. Les réflexions des auteurs de l’article venant compléter des propositions faites deux décennies auparavant sur ce sujet important de l’évaluation des impacts des EEE sur les écosystèmes illustrent, si besoin était encore, la temporalité particulière sur le long terme inhérente à la recherche.

Lorsqu’on examine sous l’angle des besoins et des attentes de la gestion des EEE, et plus généralement de la gestion des écosystèmes, l’évolution des connaissances issues de la recherche sur le fonctionnement des écosystèmes et sur les interrelations entre espèces qui peuvent être très fortement et rapidement modifiées par l’arrivée d’une nouvelle espèce (ce qui peut en plus rendre confus ce qui semblait connu), il peut être facile de regretter l’apparente lenteur des acquis et des réflexions de recherche. Il n’en reste pas moins que nous devons nous appuyer en permanence sur ces acquis qui sont là pour alimenter les bases de connaissances dont ont besoin les gestionnaires. Il s’agit de bien les utiliser, même si, en restant au stade de la réflexion, ils sont apparemment éloignés des besoins pragmatiques et vécus comme plus urgents d’amélioration des pratiques de gestion.

Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant.

Relectures : Emmanuelle Sarat et Doriane Blottiere, Comité français de l’UICN.

Nos remerciements à Dave Strayer, Pamela Freeman (Cary Institute) et Hudson Roditi (American Museum of National History) pour les autorisations d’utilisation des illustrations.

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