Utiliser des colorants pour réguler les plantes aquatiques immergées ? Enquête sur les produits utilisés dans l’hexagone et leurs applications en milieux naturels 

Introduction du dossier :

La plupart des techniques de gestion des plantes aquatiques immergées agissent sur les biomasses végétales produites soit en les retirant des sites colonisés soit en tentant de les empêcher de se développer. Les résultats de ces interventions curatives sont généralement de courte durée et leur répétition au fil des années rendent très coûteuse cette gestion à long terme ce qui conduit à rechercher des techniques alternatives moins onéreuses. 

Parmi ces techniques, il en est une, développée depuis plusieurs décennies aux États Unis d’Amérique au départ pour les petits plans d’eau urbains, qui semble être devenue depuis quelques années plus régulièrement citée dans les possibilités d’intervention sur les plantes immergées. Elle repose sur l’application dans les eaux de colorants ayant pour objectif de modifier la quantité et la qualité de l’intensité lumineuse agissant ainsi sur les capacités photosynthétiques des plantes, en réduisant ou stoppant leur croissance. Des informations sur des résultats de ces applications ont été en particulier présentées en février 2024 lors des Assises nationales “Plantes Exotiques Envahissantes” 2024 : des solutions à long terme, organisées par Voies navigables de France (VNF) et l’Office français de la biodiversité (OFB).

Comme les informations facilement disponibles à l’époque sur ces produits, les modalités de leurs actions sur les plantes aquatiques et les milieux, leur efficacité quant à la régulation des plantes ciblées et leurs éventuels impacts sur tous les autres organismes végétaux et animaux non cibles dans les milieux naturels, restaient très peu nombreuses et peu précises, il a semblé utile de réaliser une synthèse des connaissances sur ces produits et leurs utilisations. Le document élaboré étant d’une longueur inhabituelle, il a été scindé en quatre articles successifs pour en faciliter la lecture, l’ensemble des références bibliographiques citées est présenté en fin de chaque article.  

Le texte a été rédigé par Alain Dutartre (expert indépendant) et Hélène Groffier (spécialiste de l’espèce) et a bénéficié des relectures de Guillaume Kotwica (DREAL Hauts de France), Élisabeth Gross (LIEC UMR 7360 CNRS ; Université de Lorraine), Yohann Soubeyran (Comité français de l’UICN), et Camille Bernery (Comité français de l’UICN).

Et dans l'hexagone ?

Les produits proposés à la vente

Une récente recherche en ligne utilisant les mots clés « colorant et plante aquatique » et « colorant gestion étang » a donné accès à une douzaine de sites proposant des produits colorants destinés à réguler les développements d’algues et de plantes aquatiques, dans des plans d’eau fermés.

Le mode d’action est décrit comme empêchant la croissance des algues et des plantes aquatiques grâce à l’inhibition de la photosynthèse avec quelquefois une précision sur la neutralisation des rayons UV. Sur certains de ces sites, l’application est préconisée comme devant débuter au printemps pour être efficace, avec des durées d’action de 6 semaines, amenant donc à la répéter au cours de la saison de croissance des plantes.

La facilité d’application des formulations commerciales de ces produits, soit sous forme liquide, soit sous forme de poudre dans des sachets hydrosolubles de 100 g, est très fréquemment présentée. Les dosages de produit à appliquer en fonction de la superficie ou du volume à traiter sont notifiés dans quelques cas. Dans les conseils d’utilisation, la mention « Porter des gants et des vêtements de protection lors de l’application » n’est pas systématiquement mentionnée, alors que ces formulations sont très concentrées.

Tous ces avantages sont présentés avec une terminologie judicieusement choisie incluant, parmi d’autres exemples, les termes « colorant spécifique« , « alimentaire« , « sécuritaire« , « produit naturel« , « 100 % biologique« , « écosystème sain« , « non toxique pour l’homme et les poissons« , « sans danger pour la faune et la flore« , « lutte biologique« , « utilisation très simple« , etc.

En particulier, l’intérêt visuel de la couleur bleue de la plupart de ces produits fait partie des arguments de vente avec par exemple « effet visuel subtil et naturel« , « redonne éclat« , « teinte éclatante« , avec, sur un des sites consultés, une précision rassurante « ne tache pas les animaux, plantes et baigneurs« . Au-delà de l’aspect esthétique, les documents examinés se référant à ces produits mettent souvent en avant le prix plus faible des colorants bleus comparés aux autres.

A noter que ces colorants bleus sont les seuls présentés sur les sites commerciaux français consultés, quand d’autres couleurs sont proposées, par exemple au Royaume-Uni. En effet la société britannique Dyofix, dont le colorant « Dyofix Pond Blue » a été utilisé pour les tests en laboratoire de Crane et al. (2022), commercialise également deux autres colorants, apparemment réservés aux bassins ornementaux, l’un, noir « Dyofix Pond Black », créant un miroir valorisant les plantes aquatiques flottantes ou émergées, l’autre, assombrissant les eaux « Dyofix Lake Shadow« .

Ecotoxicologie des produits proposés en France

Les produits proposés en France sont des mélanges utilisant des colorants alimentaires, parmi lesquels, notamment le Bleu Brillant et le Rouge Allura.

En matière de risques toxiques par voie orale pour les humains, des Doses Journalières Admissibles (DJA) sont fixées par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), en lien avec le règlement REACH de l’Union européenne adopté pour mieux protéger la santé humaine et l’environnement contre les risques liés aux substances chimiques et l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Ces DJA sont respectivement de 6 mg/kg poids/jour pour le Bleu Brillant et de 7 mg/kg poids/jour pour le Rouge Allura.

Pour les organismes aquatiques, les voies d’introduction de ces produits sont multiples et peuvent être cutanées, orales ou respiratoires. L’évaluation des risques pour l’environnement est majoritairement réalisée par des tests de toxicité aiguë de court terme utilisant des organismes (algues, lentilles d’eau, daphnies, poissons). Il s’agit de mesurer en conditions de laboratoire les concentrations de produit causant la mort (CL pour concentration létale) ou inhibant les mouvements ou la croissance (CE pour concentration efficace ou inhibitrice) de 50 % de la population testée.

Pour le Bleu Brillant, l’ECHA indique qu’il est « très probable que la substance d’essai ne présente pas de nocivité aiguë pour les organismes aquatiques« . Les CL 50/CE 50 sur des poissons, des daphnies et des Lemna gibba lors de ces tests à court terme étaient supérieures à 100 mg/L.

D’après les données de l’ECHA, le Rouge Allura est considéré comme ayant un faible potentiel de bioaccumulation. Les tests de toxicité à court terme sur poissons, invertébrés aquatiques, algues et cyanobactéries montraient également des valeurs supérieures à 100 mg/L.

Par ailleurs, lors de tests d’exposition chronique au Bleu Brillant, des concentrations sans effets observables sur les daphnies et Lemna gibba dépassant 10 mg/L ont été déterminées.

Enfin, pour ce qui concerne le sulfate de sodium composant 20 % du Bleu Marine commercialisé par la société TASO, les informations de l’ECHA mentionnent des effets d’une exposition à long terme affectant la reproduction de daphnies cultivées à 1 g/L et, lors de tests de 21 jours, une baisse significative de la concentration en chlorophylle de la mousse aquatique Fontinalis antipyretica à partir de 400 mg/L, suivi de réductions de croissance pour des concentrations supérieures. Ce sel de sodium a un grand nombre d’usages industriels différents, dont la fabrication de détergents et le procédé kraft de traitement de la pâte à papier.

Comme tous les colorants évoqués, l’usage de ces composés présente également les risques mentionnés dans le paragraphe « Toxicologie et Ecotoxicologie » ci-dessus. Les dosages préconisés pour les applications en milieu naturel sont beaucoup plus faibles que ceux cités pour ces tests en laboratoire mais l’absence de tests de long terme en milieu naturel ne permet pas de conclusion sur les risques écosystémiques éventuels.

Des applications en milieu naturel dans l'hexagone ?

A notre connaissance, aucune enquête n’a été réalisée sur la commercialisation effective de ces produits disponibles en ligne et en vente directe, destinés à des propriétaires de plans d’eau divers, bassins ornementaux (les premières « cibles » originellement visées), étangs privés ou publics, etc., et aux usages variés (baignade, pêche, chasse, etc.). Ces propositions commerciales sont explicitement des extensions d’emplois de ces produits à des milieux très différents de ceux qui étaient originellement visés. Nous ne disposons donc pas d’informations sur l’historique du développement de ce marché, le nombre et l’ampleur des milieux traités, ni sur les résultats obtenus, en termes d’efficacité, par ces applications.

Si, encore récemment, nous n’avions pas d’exemples récents de suivis en milieu naturel ayant fait l’objet d’analyses et de commentaires, hormis le retour d’expérience du Centre de Ressources sur la gestion de la Crassule de Helms aux Pays-Bas, il n’en est plus de même depuis 2022 où des informations sont parvenues sur deux interventions de gestion en cours utilisant des colorants sur la même espèce, le myriophylle hétérophylle (Myriophyllum heterophyllum).

Cette plante immergée aux caractéristiques écologiques qui en ont fait une espèce exotique envahissante réglementée à l’échelle européenne depuis 2017 est en voie de dispersion rapide dans le Nord et l’Est de la France, principalement dans des voies navigables de petit gabarit.

Le premier site concerné par ces applications de colorants se trouve dans le département de la Somme où l’espèce colonise depuis 2011 le fleuve Somme et ses canaux, en y causant des nuisances croissantes. Des faucardages, mis en place de 2011 à 2014, ont été ensuite complétés par des tests de hersage de 2014 à 2016 puis par de l’arrachage manuel en 2017. Un bilan de ces interventions est disponible en ligne dans un retour d’expérience du Centre de Ressources. Les interventions de faucardage et de récupération des plantes se sont poursuivies depuis.

De premiers tests d’application de colorants ont été réalisés en 2021, sur une zone test de 2 km de longueur et poursuivies en 2022 et 2023 sur un linéaire de 14 km. Des informations sur les résultats de ces applications ont été présentées le 6 février 2024 lors des Assises nationales “Plantes Exotiques Envahissantes” 2024 : des solutions à long terme, sous-titrées « Maîtriser la prolifération des plantes aquatiques exotiques envahissantes aquatiques »,  organisé par Voies navigables de France (VNF) et l’Office français de la biodiversité (OFB).

Le produit utilisé dans ces applications est du « Bleu Marine » commercialisé par la société TASO. Il est présenté en deux formulations, liquide ou poudre en sachets hydrosolubles. En complément d’une fiche technique sur le colorant et ses modalités de mise en œuvre, une fiche de sécurité donne différentes informations sur sa composition, les risques et les précautions d’utilisation, la toxicologie, etc. Ce produit est présenté comme un colorant biologique alors qu’il est composé d’une substance colorante de synthèse dénommée « Acid blue 9 » (E133, Bleu Brillant FCF) et de sulfate de sodium. De même, son emploi est mentionné « pour étangs, lacs & bassins« , alors que ces applications se sont déroulées en cours d’eau.

Le second site est le port de Saint-Jean-de-Losne (Côte d’Or), premier port fluvial touristique français en eaux intérieures, situé en rive droite de la Saône au débouché du canal de Bourgogne. La colonisation progressive de M. heterophyllum depuis plusieurs années de nombreux canaux du Nord et de l’Est de la France gérés par Voies Navigables de France avait obligé à réaliser des interventions de gestion de plus en plus importantes pour y maintenir la navigation. Le port de Saint-Jean-de-Losne fait partie des sites où cette colonisation végétale causait depuis 2017 d’importantes nuisances à la plaisance et nécessitait des faucardages réguliers. En 2022, VNF y a mis en place une expérimentation comportant plusieurs techniques conjointes destinées à réguler ces développements, dont l’application d’un colorant « inhibiteur de photosynthèse ».

Présenté également dans deux formulations, liquide et poudre, le produit mis en œuvre dans cette expérimentation est du BactaPro®, « inhibiteur de photosynthèse« . Une fiche produit est accessible en ligne qui présente de manière succincte avantages, modalités d’emploi et composition. Sa composition chimique n’y est pas précisée (« formulation super-concentrée », « sans pesticide ou herbicide »). Il s’agit en fait d’un mélange de deux colorants, le bleu brillant FCF (E133) et le rouge Allura (E129).

N. B. : Le bleu brillant FCF est un composé chimique (triarylméthane) de couleur bleu-foncé. Parmi ses synonymes se trouvent « E133 » et « Acid blue 9« . Ce colorant est très couramment utilisé dans l’industrie agroalimentaire, essentiellement dans les bonbons.

Le rouge Allura (E129) est employé dans diverses denrées alimentaires (confiseries, glaces, boissons aromatisées), dans des produits pharmaceutiques et des cosmétiques.

Rédaction : Alain Dutartre (expert indépendant) et Hélène Groffier (spécialiste de l’espèce)

Relecture : Guillaume Kotwica (DREAL Hauts de France), Élisabeth Gross (LIEC UMR 7360 CNRS ; Université de Lorraine), Yohann Soubeyran (Comité français de l’UICN), Camille Bernery (Comité français de l’UICN), Erine Devaux (VNF), Cécile Pestelard (VNF) et Hugo Temple (VNF).

Crédits photo en bandeau : Hélène Groffier

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