Introduction du dossier :
La plupart des techniques de gestion des plantes aquatiques immergées agissent sur les biomasses végétales produites soit en les retirant des sites colonisés soit en tentant de les empêcher de se développer. Les résultats de ces interventions curatives sont généralement de courte durée et leur répétition au fil des années rendent très coûteuse cette gestion à long terme ce qui conduit à rechercher des techniques alternatives moins onéreuses.
Parmi ces techniques, il en est une, développée depuis plusieurs décennies aux États Unis d’Amérique au départ pour les petits plans d’eau urbains, qui semble être devenue depuis quelques années plus régulièrement citée dans les possibilités d’intervention sur les plantes immergées. Elle repose sur l’application dans les eaux de colorants ayant pour objectif de modifier la quantité et la qualité de l’intensité lumineuse agissant ainsi sur les capacités photosynthétiques des plantes, en réduisant ou stoppant leur croissance. Des informations sur des résultats de ces applications ont été en particulier présentées en février 2024 lors des Assises nationales “Plantes Exotiques Envahissantes” 2024 : des solutions à long terme, organisées par Voies navigables de France (VNF) et l’Office français de la biodiversité (OFB).
Comme les informations facilement disponibles à l’époque sur ces produits, les modalités de leurs actions sur les plantes aquatiques et les milieux, leur efficacité quant à la régulation des plantes ciblées et leurs éventuels impacts sur tous les autres organismes végétaux et animaux non cibles dans les milieux naturels, restaient très peu nombreuses et peu précises, il a semblé utile de réaliser une synthèse des connaissances sur ces produits et leurs utilisations. Le document élaboré étant d’une longueur inhabituelle, il a été scindé en quatre articles successifs pour en faciliter la lecture, l’ensemble des références bibliographiques citées est présenté en fin de chaque article.
Le texte a été rédigé par Alain Dutartre (expert indépendant) et Hélène Groffier (spécialiste de l’espèce) et a bénéficié des relectures de Guillaume Kotwica (DREAL Hauts de France), Élisabeth Gross (LIEC UMR 7360 CNRS ; Université de Lorraine), Yohann Soubeyran (Comité français de l’UICN), et Camille Bernery (Comité français de l’UICN).
Avertissement :
Ce dossier « Utiliser des colorants pour réguler les plantes aquatiques immergées ? » est composé de quatre articles :
- Article 1 – Utiliser des colorants pour réguler les plantes aquatiques immergées ? Etat des connaissances scientifiques et retours d’expérimentations internationales
- Article 2 – Utiliser des colorants pour réguler les plantes aquatiques immergées ? Enquête sur les produits utilisés dans l’hexagone et leurs applications en milieux naturels
- Article 3 – Utiliser des colorants pour réguler les plantes aquatiques immergées ? Suivis scientifiques de l’application de colorants en milieu naturel dans deux sites de l’hexagone et tests en laboratoire
- Article 4 – Utiliser des colorants pour réguler les plantes aquatiques immergées ? Discussion, commentaires et avis sur cette technique
DEPARTEMENT DE LA SOMME
N.B. : les informations obtenues lors de ce suivi sont présentéesdans la thèse d’Hélène Groffier (2024). Soutenu en décembre 2024, ce mémoire a fait l’objet d’une présentation de synthèse dans un article récent.
Protocole de suivi
Les applications de colorant de 2022 et 2023 ont été réalisées sur une portion artificielle du cours de la Somme comportant quatre biefs sur 14 km en aval de la connexion avec le Canal du Nord. (Figure 1).
Figure 1 : Configuration du site d’expérimentation d’application de colorant sur le canal de la Somme. SOM8 à 11 : localisation des points d’échantillonnage utilisés pour le suivi. Fond de carte : IGN – Géoportail.
La diffusion du produit a été assurée en 2022 par un automate installé à l’amont du site et par deux automates en 2023, l’un à l’amont, l’autre à mi-distance, environ 7 km en aval Il s’agissait de mieux répartir le colorant pour atténuer l’effet de dilution sur le linéaire. Pour les deux années, la quantité de colorant délivrée journellement était de 930 g pour un volume d’eau d’environ 300 000 m3.
Dans le cadre de la thèse (Groffier, 2024), des observations, des mesures et des prélèvements ont été réalisés ces deux mêmes années à trois reprises sur les quatre biefs, avant, pendant et après la phase la dispersion du colorant (février-mars, août, novembre-décembre) encadrant le cycle de développement de la plante. Des comparaisons de certains des résultats obtenus ont été faites avec des données issues d’un autre site sur la Somme à environ 60 km en aval des sites d’expérimentations, suffisamment éloigné des sites traités afin que le colorant soit assez dilué pour ne plus avoir d’impact sur la luminosité dans les eaux.
La transparence de l’eau a été mesurée avec un disque Secchi et la transmittance de la lumière dans la colonne d’eau à l’aide d’une sonde LI-COR spécifique. Des mesures physico-chimiques classiques ont été faites in-situ ainsi que des prélèvements d’eau, de sédiments et de plantes pour des analyses ultérieures en laboratoire.
A partir de produits fournis par les gestionnaires, deux solutions colorées ont été préparées aux concentrations théoriques définies pour le site traité, soit 3,1 μg/l/j. Elles ont permis de mesurer en laboratoire la transmittance de la lumière sur le spectre utile à la photosynthèse, soit 400 à 700 nm à l’aide d’un spectrophotomètre.
Autres méthodes de gestion appliquées simultanément
Durant ces deux années, en parallèle à l’application de colorant, d’autres méthodes ont été mises en œuvre dans ces biefs. En 2022 ont été réalisés deux faucardages préalables à l’épandage, un stress hydraulique de 10 jours (débit transitant d’environ 1 m3) et un alevinage dans un des biefs d’une tonne de carpes communes pouvant consommer les plantes et dont l’activité fouisseuse dans les sédiments peut créer de la turbidité dans les eaux . En 2023 un seul faucardage a eu lieu.
Des résultats
La biomasse
Les résultats des biomasses mesurées de M. heterophyllum montrent une variabilité importante entre les biefs et les saisons, avec un maximum de 0,88 kg de masse sèche par m² (Figure 2). Cette valeur importante n’a rien de surprenant pour l’espèce dont les biomasses peuvent atteindre 1 à 1,3 kg. Les analyses statistiques réalisées sur ces résultats montrent quelques différences significatives entre les campagnes de suivis et les biefs sans que cela puisse être attribué à un facteur précis (conditions climatiques, chroniques des écoulements et des interventions mécaniques réalisées dans le site, qualité des eaux et des sédiments, période d’application du colorant, …).
Figure 2 : Evolution de la biomasse de M. heterophyllum pour les sites concernés par l’épandage de colorant avant, pendant et après les épandages de 2022 et 2023 : a) vue globale de la variabilité des données, b) moyenne par site. La biomasse du bief 9 en 2023 n’a p u être échantillonnée ni depuis la berge ni depuis les pontons
Les résultats obtenus pour les campagnes estivales sont variables sans présenter de gradient amont-aval dans les quatre biefs qui aurait pu être une conséquence de la distance avec le point d’application du colorant.
A noter que dans les cours d’eau, les variations interannuelles des débits et des périodes de crues peuvent exercer de très fortes influences sur les développements des plantes aquatiques et sur leur production estivale de biomasse : par exemple, sur une des stations étudiées dans le cadre d’un suivi des développements des macrophytes sur le fleuve Charente, un facteur de réduction des quantités de biomasses présentes d’environ 10 avait été évalué entre deux années successives après une série importante de crues hivernales (Sarat et al., 2015, pages 162 – 163). Dans les canaux, la baisse des niveaux d’eau pendant les périodes d’étiage ou encore la fréquence des éclusées modifient l’hydrologie du milieu et peuvent ainsi jouer un rôle dans le développement des macrophytes.
Les pigments photosynthétiques
Des analyses de pigments photosynthétiques (chlorophylles et caroténoïdes) pouvant renseigner sur l’état physiologique des plantes ont également montré quelques variations significatives sans qu’il soit possible de conclure sur le facteur d’impact. Par exemple, les valeurs faibles d’un ratio calculé entre les chlorophylles a et b traduisent généralement une adaptation à de faibles luminosités mais de telles valeurs ont été mesurées à la fois pendant ou hors période de coloration.
Les spectres d’absorbance des solutions colorées ont pu être comparés à ceux des pigments des plantes soumises ou non au traitement par le colorant (figure 3).
Figure 3 : Spectres normalisés d’absorbance du colorant utilisé dans l’expérimentation à la concentration théorique et des pigments des plantes avant, pendant et après les phases d’épandage du colorant pour 2022 et 2023. Les spectres verts des mois d’août portant la lettre T sont les témoins (plantes issues du site 60 km en aval).
Le spectre normalisé d’absorbance (utilisé pour permettre la comparaison entre les valeurs d’absorbance) du colorant montre un pic faible vers 410 nm et un pic beaucoup plus prononcé vers 630 nm. Ceux des pigments mesurés lors des campagnes de suivi montrent quatre pics distincts vers 410 nm, 430 nm, 460 nm et 665 nm, correspondant aux chlorophylles a, b et aux caroténoïdes. Quelle que soit la campagne et le site considéré (soumis ou non à la coloration), ces spectres sont très proches les uns des autres au niveau du pic à 660 nm. Aussi, le décalage d’absorbance observé avec le pic du colorant à 630 nm ne peut pas démontrer d’impact direct de ce colorant sur les caractéristiques photosynthétiques des plantes.
Des mesures de transmittance des eaux des quatre biefs ont montré une réduction de la lumière incidente de l’ordre de 0 à 20 % à une profondeur d’un mètre en présence de colorant donc une transparence des eaux assez importante durant les périodes de coloration.
Commentaires
Les données scientifiques recueillies lors de ce suivi viendront alimenter le corpus de connaissances biologiques et écologiques sur M. heterophyllum. Données environnementales sur les sites étudiés, caractéristiques des eaux et des sédiments, physiologie et production de biomasse, etc., seront autant de compléments directement utiles à la recherche.
Elles ne peuvent cependant permettre une conclusion argumentée quant à l’efficacité de l’application du colorant dans le contexte du site traité en 2022 et 2023. En effet, la réalisation simultanée durant ces deux années de six campagnes de travaux d’actions directes sur les plantes (faucardages, stress hydraulique, alevinage) sur le même site, ne permet pas une évaluation précise de l’efficacité de cette technique de coloration. Ce fait avait été d’ailleurs signalé par un responsable du Conseil Départemental de la Somme lors des Assises nationales “Plantes Exotiques Envahissantes” de 2024.
Si les traitements statistiques appliqués aux données recueillies lors de ce suivi ont montré dans quelques cas des différences significatives des mesures de biomasse, il n’a ainsi pas été possible d’attribuer telle ou telle différence d’un des paramètres mesurés à un facteur environnemental particulier, ni de déceler un impact sur le développement de la plante attribuable au colorant. La capacité de la plante à se régénérer chaque année et à poursuivre son développement malgré ce traitement semble indiquer qu’il relève d’une action d’entretien périodique et non d’une mesure curative durable.
PORT FLUVIAL DE SAINT-JEAN-DE-LOSNE
N. B. : Les éléments ayant servi à l’élaboration de cette partie du texte ont été principalement extraits des rapports suivants :
- INOVAL. 2024. Expérimentation de lutte contre le Myriophylle hétérophylle dans la gare d’eau de Saint Jean de Losne. Synthèse de l’expérimentation réalisée par la société INOVAL en 2023. Rapport de fin d’expérimentation, 52 p.
- Gross et al., 2024. Suivi scientifique du projet de gestion du Myriophylle hétérophylle dans le port de Saint-Jean-de-Losne, Côte D’Or (21). Rapport d’étude 2021–2023. Rapport LIEC final, 56 p.
Présentation de l’expérimentation
Port de St-Jean-de-Losne en août 2024 ©Hélène Groffier
Depuis 2019, le développement du Myriophylle hétérophylle dans le port gênait la navigation des bateaux de plaisance. La décision par VNF de mise en place d’une expérimentation de gestion fin 2020 a été suivie d’une première phase de suivi scientifique en 2021 renouvelée en 2022 et 2023 durant les périodes des travaux de gestion de mars à octobre.
Le partenariat entre la Direction Territoriale Rhône Saône de VNF et le Laboratoire Interdisciplinaire des Environnements Continentaux de l’Université de Lorraine (LIEC) avait pour objectif de mettre en place un suivi scientifique des actions de gestion de M. heterophyllum programmées dans le port. Il s’agissait d’évaluer les rôles des eaux et des sédiments comme source de nutriments pour la plante et d’étudier particulièrement son développement et les biomasses produites.
Actions de gestion mises en œuvre
Applications de colorant
Un des modes d’action utilisés dans cette expérimentation de gestion était l’épandage d’un colorant dans le port, devant limiter la lumière disponible pour la plante. Le colorant utilisé, originellement destiné à être utilisé en milieu clos, se présente sous forme liquide en bidons de 20 litres. En 2023, le protocole initial de la société INOVAL prévoyait une introduction mensuelle de 80 litres de produit pendant la période de mars à octobre. Il s’agissait du même dosage de colorant que celui utilisé lors de la fin de l’expérimentation de 2022, correspondant à un litre de produit pour 2 500 m3 d’eau.
Ces applications ont été réalisées à l’aide d’une pompe doseuse depuis une embarcation légère, en effectuant des passages tous les 15 mètres pour assurer une distribution homogène des quantités injectées. Le rapport d’INOVAL précise que le colorant « se disperse dans toute la colonne d’eau en moins de 24 heures, éliminant ainsi le besoin d’utiliser une rampe d’épandage« .
Pour ce qui est de la mise en œuvre effective de 2023, l’expérience acquise lors de l’expérimentation de 2022 a conduit à doubler ce dosage standard lors la première application fin mars afin de prévenir au mieux la repousse printanière des plantes (INOVAL, 2024). Six autres applications standard ont ensuite eu lieu d’avril à octobre, soit un volume total utilisé de 520 litres.
Autres méthodes de gestion appliquées simultanément
Durant la période considérée, afin de tenter de réduire la production de biomasse de la plante dans le port, d’autres méthodes ont été mises en œuvre en parallèle à l’épandage de colorant.
Le port de Saint-Jean-de-Losne faisait l’objet de faucardages réguliers depuis 2019. En 2021, le faucardage a été continu sur toute la période de croissance de la plante. Au printemps 2022, avant le début de l’expérimentation, le port a été faucardé en profondeur (1,80 m) sur toute sa superficie. Durant l’été, la circulation des bateaux étant compromise par la repousse des plantes, un nouveau faucardage a été réalisé dans la partie du port éloignée de sa sortie. En 2023, afin de maintenir la circulation des bateaux, 17 jours de faucardage et de ramassage ont été réalisés en mai et juin.
A cela s’ajoute, les deux années durant la période d’épandage du colorant, un traitement par bioadditif BactaPro ® proposé par la société INOVAL, également appliqué sur l’ensemble du port pour tenter de « dégrader la vase » (INOVAL, 2024), à raison de 5 litres par mois. Aux mois d’août et septembre 2022 et 2023, un second bioadditif, un consortium de bactéries destinés à modifier le cycle de l’azote dans les sédiments et l’eau a également été épandu par la société INOVAL.
Enfin, en 2022, la mise en place de bulleurs produisant de fines bulles sur deux zones délimitées, dont la zone C (Figure 4), a été expérimentée dans le but de créer des mouvements d’eau défavorables à la plante. En 2023, cette opération a été ajustée par INOVAL et une zone a été traitée avec des aérateurs fines bulles, la seconde (zone C) avec des aérateurs à grosses bulles de manière à augmenter le dérangement physique des plantes (INOVAL, 2024).
Protocole de suivi
Les campagnes de terrain (observations, mesures et prélèvements) débutées au printemps 2021 pour dresser un état des lieux préalable, se sont poursuivies durant et après la phase d’expérimentation en 2022 et 2023, soit un total d’une vingtaine de jours d’investigations de terrain. Trois zones d’échantillonnage, ont été suivies durant tout le programme (Figure 4).
Figure 4 : (a) Localisation des zones d’échantillonnage (A, B, C) et des sondes à oxygène (O2) dans le port de Saint-Jean-de-Losne (Images satellitaires, Bing Sat).
Pour comprendre les effets des traitements, en complément des données relevées sur le terrain, différentes analyses sur les prélèvements in situ ont été réalisées en laboratoire.
La transmission de la lumière et la saturation en oxygène dans la colonne d’eau ont été régulièrement suivies. D’une part, sur le terrain, la transparence des eaux a été évaluée avec le disque de Secchi et la lumière transmise mesurée avec une sonde LI-COR spécifique. Des analyses spectroscopiques de l’eau ont été réalisées en laboratoire.
En ce qui concerne la saturation en oxygène, en juillet 2021 puis durant toute l’expérimentation en 2022 et 2023, 4 sondes à oxygène à enregistrement continu ont été placées sur deux sites complémentaires (Le Boat et H2O, cf. Figure 4), à 20 cm sous la surface et à 20 cm au-dessus du sédiment, de manière à suivre simultanément les évolutions des concentrations en oxygène dissous dans les eaux de surface et dans la zone profonde proche du sédiment.
Les analyses des eaux de surface comportaient les anions et cations majeurs et des formes de phosphore et de carbone. Avec des paramètres similaires, celles des sédiments étaient scindées en analyses des eaux interstitielles et des matières solides.
Les analyses des plantes avaient trait à leur composition chimique (carbone, azote, phosphore, etc.) et à leurs pigments.
En ce qui concerne le suivi particulier des applications de colorant, des analyses complémentaires ont été réalisées afin d’évaluer leurs effets, dont des analyses de l’activité photosynthétique des plantes et des analyses spectroscopiques de la couleur et de la turbidité des eaux. Un test en microcosme au laboratoire sur l’effet du colorant combiné aux traitement par les bactéries a également été réalisé en 2021.
Principaux résultats du suivi
Le rapport d’étude final de l’Université (Gross et al., 2024) du suivi scientifique réalisé de 2021 à 2023 comporte une importante partie de présentations des résultats obtenus (pages 21 à 43). Ci-dessous figure un extrait de ce rapport listant les principaux résultats.
– Par rapport à l’année précédant le début de la gestion (2021), la biomasse moyenne de M. hétérophylle en été a diminué fortement de 67 % (2022) et 87 % (2023). Par rapport aux conditions hivernales juste avant le début de la gestion (janvier 2022), les biomasses mesurées à l’été 2022 ou, pour le site A à la fin de l’expérimentation (novembre 2023) montrent que la plante peut grandir et produire de fortes biomasses même en présence des biotraitements.
– La turbidité de la colonne d’eau n’a pas été modifiée de manière significative par rapport à la situation avant le début des traitements. Malgré une légère augmentation du phytoplancton, l’eau reste claire.
– Les périodes avec des concentrations en oxygène dans l’eau faibles ou nulles sont récurrentes en particulier à proximité du sédiment. La durée et la fréquence de ces conditions hypoxiques ou anoxiques semblent avoir augmenté par rapport à l’année précédant le début de la gestion.
– Les concentrations en nutriments (orthophosphate, nitrate et ammonium) sont généralement faibles dans la colonne d’eau et dans l’eau interstitielle, probablement en raison de l’absorption de ces nutriments majeurs par le M. hétérophylle.
– Les concentrations de nutriments dans le sédiment lui-même sont élevées et le phosphore augmente, en particulier à l’entrée du port (site A). Ceci est cohérent avec les niveaux élevés de capacité d’échanges cationiques mesurés dans le sédiment et avec la structure de ses particules (granulométrie) qui montre une prédominance de petites particules.
– Les sédiments ont une teneur élevée en matière organique, comprise entre 12 et 14 %, et aucune diminution de cette teneur n’a été observée malgré les traitements. Au contraire, le carottage des sédiments a montré que la couche de sédiments riches en matière organique a augmenté au cours des deux dernières années. Cette augmentation est probablement en lien avec la biomasse morte des plantes et des conditions de faible oxygène à proximité des sédiments, qui freinent la dégradation de la matière organique.
– Les plantes contiennent des niveaux très élevés d’azote et de phosphore, bien supérieurs aux concentrations seuils définies pour la croissance et le maintien des plantes. Leurs pigments photosynthétiques ne montrent aucun signe clair de réaction au colorant appliqué. L’analyse de la capacite photosynthétique n’a pas non plus montré d’évolution sur la période.
Comme dans l’expérimentation dans la Somme, le Myriophylle hétérophylle constituait dans le site des tapis monospécifiques et si quelques tiges d’autres espèces de plantes aquatiques ont pu être récoltées et identifiées, les effets des traitements sur ces dernières, présentes en trop faibles quantités, n’ont pas pu être mesurés statistiquement.
Commentaires
En complément des influences climatiques naturelles s’exerçant en continu sur la capacité de développement des plantes à court et à plus long terme, rappelons que les expérimentations recourant à trois techniques pour tenter de réduire la production de biomasse de M. heterophyllum dans le port de Saint-Jean-de-Losne ont été menées en même temps durant les périodes estivales. Cette simultanéité d’interventions techniques (colorant, biotraitement et faucardage) pouvant chacune impacter le développement des plantes rend extrêmement difficile l’interprétation des évolutions des mesures de certains paramètres suivis pour identifier les éventuels impacts spécifiquement attribuables aux applications du colorant. En particulier, les deux bioadditifs testés, tout comme les colorants, pourraient tous avoir un effet particulier sur les variations en oxygène soit de l’eau, soit des sédiments. Certains phénomènes, comme les hypoxies, pourraient même entraîner un relargage dans les eaux de nutriments favorables au développement de la plante.
Par ailleurs, si le colorant a été épandu avec une certaine régularité durant la période de croissance de la plante, il n’en a pas été de même pour les autres techniques utilisées en parallèle : faucardage printanier / estival ; un seul bioadditif appliqué entre mars et juillet 2022, puis 2 bioadditifs durant les deux mois suivants. Distinguer quel traitement ou quelle combinaison de traitements pourrait éventuellement présenter une efficacité devient de ce fait extrêmement complexe lorsqu’on additionne ces différents facteurs à la météorologie changeante d’une année à l’autre.
A cela s’ajoutent encore les capacités de la plante à répondre aux modifications de son environnement. Les plantes aquatiques sont en effet en permanence soumises à des variations d’intensité et de qualité de la lumière dues à la profondeur, l’ensoleillement, l’ombrage et/ou les mouvements d’eau. Chaque espèce dispose de mécanismes différents pour répondre aux contraintes de son environnement : elle investit plus ou moins dans ses racines, rhizomes, l’élongation de sa tige, sa capacité de reproduction, ses mécanismes de défense (allélopathie). Dans le cas présent, le Myriophylle hétérophylle est connu comme pouvant poursuivre son développement malgré des intensités lumineuses très faibles, de l’ordre de 25 µmol photon/m²/s.
Les analyses de la plante ont montré que ses teneurs en azote et phosphore étaient toujours élevées, ce qui lui permet, dans les conditions du port, comme dans d’autres sites colonisés par cette espèce, de continuer à se développer mais aussi de réaliser un stockage de « luxe », c’est-à-dire de conserver dans ses tissus des nutriments qui ne sont pas immédiatement consommés pour sa croissance. Cela montre qu’une gestion des quantités de nutriments présents dans le port (eaux et sédiments) pourrait peut-être constituer une méthode à expérimenter pour tenter d’agir sur les conditions locales de développement de la plante.
Commentaires sur ces deux expérimentations en milieu naturel
Les recherches menées depuis des décennies en milieu naturel sur l’écologie des espèces et des écosystèmes se heurtent toujours aux très importantes variabilités (naturelles ou liées aux activités humaines) de tous les facteurs physiques, chimiques et biologiques pouvant influer localement sur espèces et écosystèmes. Connues mais difficiles à mesurer et à interpréter, ces variabilités réduisent donc très souvent la précision des conclusions toujours contextualisées qui peuvent être tirées de suivis de terrain.
La simultanéité d’interventions de gestion dans le même site expérimental, c’est-à-dire application de colorant et extraction des plantes, alevinage de carpes et test de stress hydraulique dans les biefs de la Somme, applications conjuguées de colorants et de bioadditifs, et extraction des plantes dans le port de Saint-Jean-de-Losne, viennent encore accroître les difficultés de toute identification des impacts imputables à l’une ou l’autre de ces techniques.
En effet, des interactions, co-actions ou actions antagonistes multiples impliquant facteurs naturels et facteurs anthropiques créent alors une vaste confusion fonctionnelle dans le site considéré. Ce qui fait qu’il reste très difficile, voire impossible, d’en faire émerger autre chose que des avis globaux sur l’efficacité observée de ces cumuls de techniques dans les contextes considérés, et, qui plus est, sans pouvoir justifier de l’intérêt supposé de la mise en œuvre de ce cocktail de techniques dans d’autres sites aux contextes environnementaux nécessairement différents.
Rédaction : Alain Dutartre (expert indépendant) et Hélène Groffier (spécialiste de l’espèce)
Relecture : Guillaume Kotwica (DREAL Hauts de France), Élisabeth Gross (LIEC UMR 7360 CNRS ; Université de Lorraine), Yohann Soubeyran (Comité français de l’UICN), Camille Bernery (Comité français de l’UICN), Erine Devaux (VNF), Cécile Pestelard (VNF) et Hugo Temple (VNF).
Crédit photo en bandeau : Port de St-Jean-de-Losne en août 2024 ©Hélène Groffier