Communément appelé Gecko nain ou Gecko demi-deuil, Lepidodactylus lugubris (Duméril & Bibron, 1836) attire de plus en plus l’attention en Martinique. En effet, après de premières détections en juillet 2022 à l’embouchure de la Rivière Lézarde au Lamentin (Armand et Ferlay, 2023), ce gecko exotique originaire des régions côtières du sud de l’Asie et de la région Indo-Pacifique, a de nouveau été identifié en décembre 2022 dans le sud de l’île au Marin à proximité d’un port de plaisance (Bourgade, 2023).
Répartition en dehors de son aire d’indigénat
Bien qu’il puisse être commercialisé, L. lugubris est le plus souvent introduit involontairement via le trafic maritime. Transporté dans un premier temps vers les îles du Pacifique avant ou pendant la seconde guerre mondiale, il a ensuite été introduit sur le continent américain via des conteneurs de transport de marchandises. Il y est désormais présent depuis près d’une centaine d’années, notamment au Nicaragua (Sunyer et al., 2013), au Costa Rica, au Panama, au Brésil (Alvez et al., 2020) au Venezuela (Señaris et al., 2017) en Colombie (Daza et al., 2012), en Equateur, au Suriname (Bauer et al., 2007), au Mexique, en Floride (Hoomgoed et Avila-Pires, 2015) et en Guyane française (Dewynter et al., 2023). En revanche ce n’est que depuis deux décennies qu’il est fréquemment détecté en milieu insulaire dans les Caraïbes. L’espèce a été identifiée pour la première fois en 1976, sur Big Corn Island au Nicaragua (Hendersen et al., 1976) avant d’être observée en Guadeloupe en 2010 (Lorvelec et al., 2011). Depuis L. lugubris a été détecté sur d’autres îles, aux Galapagos, aux Bahamas (Krysko & MacKenzie-Krysko, 2016 ; Liebgold et al., 2019), à Cuba (Bosch & Paez, 2017), à Grand Cayman (Goetz & Burton, 2018), à Trinidad et Tobago (Auguste & Fifi, 2020), Curaçao (Behm et al., 2019) et plus récemment en Martinique (Armand & Ferlay, 2023). Ce décalage entre ces évènements d’introduction continentaux puis insulaires semble d’ailleurs assez bien refléter la dynamique du développement du transport maritime intégrant plus récemment les îles de la région.
Situation dans les Antilles françaises et plus spécifiquement en Martinique
L. lugubris a été observé pour la première fois en Guadeloupe aux Abymes en 2010, constituant la deuxième observation de ce gecko sur une île des Caraïbes (Lorvelec et al., 2011). Il a depuis été observé sur d’autres communes de Guadeloupe et ses populations sont désormais établies en Grande-Terre comme en Basse-Terre.
Il a également été observé pour la première fois en 2017 en Guyane à Rémire-Montjoly et il serait en progression le long du littoral guyanais (Dewynter et al., 2023).
En Martinique, via la plateforme iNaturalist, le premier signalement a été notifié en 2020 depuis le sud de l’île à Sainte-Anne, toutefois sans identification de l’espèce. Des observations fortuites de spécimens et d’œufs en juillet 2022 à l’embouchure de la rivière Lézarde au Lamentin, ont permis une identification (Armand & Ferlay, 2023). Entourée de mangrove, cette embouchure est située près d’une zone industrielle. Un chemin de terre longe la Rivière Lézarde jusqu’à la baie de Fort-de-France à proximité de cabanes aux toits en tôle construites par des chasseurs. Lors de ces observations, 16 spécimens de L. lugubris ont été identifiés dans quelques cabanes mais toutes n’ont pas pu être visitées car certaines étaient privées. Ces observations peuvent suggérer que l’espèce ait été introduite sur l’île conjointement à l’importation de tôles. Une « casse auto » à proximité du site d’observation constitue par ailleurs une zone de refuge très favorable au gecko, avec une présence très probable dans les véhicules hors d’usage accumulés dans le site.
En décembre 2022, trois autres individus de L. lugubris ont été observés au Marin aux alentours du port de plaisance par un agent du Parc naturel régional de la Martinique (PNRM).
Bien que la population observée en 2022 puisse depuis être en expansion, il n’est pas exclu que plusieurs évènements d’introduction via le transport maritime soient à l’origine de la présence de l’espèce en différentes localités.
Présentation de l’espèce
Description
De petite taille, le corps de L. lugubris mesure de 33 à 48 mm de la tête au tronc. Son aspect lisse sans tubercules lui vaut parfois le nom de Gecko à écailles lisses. Il est également reconnaissable par la base de sa queue légèrement élargie mais la présence de griffes sur quatre de ses cinq doigts (absence de griffe sur le pouce) est l’un des critères les plus visibles pour l’identifier. Généralement claire, la couleur du corps d’un même individu peut varier selon son état et des taches noires, parfois discrètes, dessinent des motifs en forme de « V » ou de « W » sur son dos. L. lugubris ne présente pas de dimorphisme sexuel marqué. Les mâles ont deux hémipénis, des pores fémoraux et des testicules externes. Les diverses observations de cette espèce n’ont pas mis en évidence de phénotype régional.
Risque de confusion
Une confusion est possible avec Hemidactylus mabouia, une autre espèce de gecko exotique largement répandue dans les Antilles françaises dont la taille et la couleur du corps rappellent celles de L. lugubris. Cette confusion est régulièrement à l’origine d’un retard des détections de L. lugubris souvent confondu dans un premier temps avec H. mabouia. Cependant, quelques critères permettent de faire la distinction entre les deux espèces, notamment le corps d’H. mabouia recouvert de tubercules et sa queue qui présente également six rangées de tubercules épineux. Contrairement à L. lugubris, il présente des griffes sur ses cinq doigts.
L. lugubris est une espèce parthénogénétique. Les femelles pondent des œufs dont le développement est possible sans fécondation. Une seule femelle introduite peut donc donner naissance à une lignée clonale faisant de L. lugubris l’une des espèces de gecko les plus prolifiques. L’observation de mâles est plus rare que celle des femelles. Ces dernières commencent à se reproduire à partir de 5 à 9 mois puis peuvent pondre tout au long de l’année. L’éclosion a lieu après deux mois d’incubation. Leur coquille contient toute l’eau nécessaire au développement des embryons et les œufs résistent à l’eau salée ainsi qu’à la dessication, offrant une bonne probabilité de survie et d’éclosion dans des milieux variés.
L. lugubris est nectarivore, frugivore et insectivore. Les femelles sont plus agressives que les mâles et cette agressivité, comme la propension à interagir avec d’autres individus, peut varier d’une lignée à une autre. De même, le comportement des individus peut différer selon les habitats.
Habitat
Adapté aux climats tropical et subtropical, il est capable d’occuper une large diversité d’habitats naturels et anthropisés. Il peut être observé dans les mangroves, les secteurs côtiers, les forêts humides et peut également être présent dans les maisons et donc s’adapter à des zones urbaines et péri-urbaines.
Impacts
Les impacts de L. lugubris en Martinique sur les espèces indigènes et les composantes de ses milieux d’accueil ne sont actuellement pas connus.
Réglementation en Martinique
L’introduction de L. lugubris dans les milieux naturels en Martinique est interdite d’après l’arrêté ministériel de niveau 1 du 8 février 2018 relatif à la prévention d’introduction et de la propagation des espèces animales exotiques envahissantes sur le territoire.
Comment agir
Le niveau d’invasion étant considéré comme déjà trop avancé pour une intervention efficace, aucune mesure de gestion de cette espèce n’est à ce jour entreprise en Martinique. Toutefois, une surveillance des populations à l’aide de suivi et/ou de remontées d’observations participatives permettrait de mieux connaitre sa répartition et son expansion potentielle sur l’île. Des travaux de recherche pour mieux évaluer les capacités de dispersion de l’espèce depuis son lieu d’introduction (déplacements et territorialité) et identifier ses éventuels impacts sur les geckos indigènes (compétition pour l’accès aux ressources alimentaires et aux habitats, transmission de maladies…) seraient nécessaires.
Plusieurs espèces de geckos exotiques (G. gecko, H. mabouia, L. lugubris…) sont désormais établies en Martinique et plus largement dans les Antilles. Une fois installées, la gestion de ces populations devient techniquement complexe et rapidement coûteuse. Les voies d’introduction de petits reptiles exotiques tel que L. lugubris étant bien identifiées, la mesure la plus efficace reste la prévention d’autres introductions à travers notamment la mise en place de mesures de biosécurité aux points d’entrées sur l’île.
Signalez la présence de l’espèce en Martinique (date, coordonnées GPS, photos) :
- A la DEAL Martinique : eee972@developpement-durable.gouv.fr
- A l’Observatoire martiniquais de la biodiversité : https://madinati-martinique.fr/
En savoir plus
- Fiche espèce projet MERCI (lien)
- Alves, D. S., Sodré, D., Leite, L., Phalan, B., Sousa Nascimento, L. R., & Diele-Viegas, L. M. (2021). New occurrence records of Lepidodactylus lugubris (Duméril & Bibron, 1836)(Squamata: Gekkonidae) for the amazon and atlantic forest in Brazil. Cuadernos de Herpetología, 35. (lien)
- Armand, A., & Ferlay, B. (2023). First record of the Mourning Gecko, Lepidodactylus lugubris (Duméril and Bibron), in Martinique, French Antilles. Reptiles & Amphibians, 30(1), e18399-e18399. (lien)
- Auguste, R. J., & Fifi, A. (2020). Additional record of the invasive mourning gecko Lepidodactylus lugubris (Duméril and Bibron, 1836) from Trinidad and Tobago, with comments on citizen science observations. Herpetology Notes, 13, 1111-1112. (lien)
- Bauer, A. M., Jackman, T. R., Greenbaum, E., & Papenfuss, T. J. (2007). First record of Lepidodactylus lugubris in Suriname. Applied Herpetology, 4(1), 84. (lien)
- Behm, J. E., van Buurt, G., DiMarco, B. M., Ellers, J., Irian, C. G., Langhans, K. E., … & Helmus, M. (2018). First records of the mourning gecko (Lepidodactylus lugubris Duméril and Bibron, 1836), common house gecko (Hemidactylus frenatus in Duméril, 1836), and Tokay gecko (Gekko gecko Linnaeus, 1758) on Curaçao, Dutch Antilles, and remarks on their Caribbean distributions. Open Access Publishing Fund (OAPF). (lien)
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Rédaction : Clara Singh (Comité français de l’UICN)
Relectures et contributions : Alain Dutartre (Expert indépendant), Alice Armand et Benjamin Ferlay (Bivouac Naturaliste) et Marcel Bourgade (PNRM)