Depuis le début des années 2000, des formes terrestres des deux espèces de jussie (Ludwigia grandiflora et Ludwigia peploides) se sont progressivement installées dans les prairies de diverses grandes zones humides de l’ouest de la France, depuis les Barthes de l’Adour jusqu’à la Brière. Elles y colonisent actuellement de vastes superficies de prairies humides et les difficultés techniques de leur régulation en font une préoccupation extrêmement importante pour les gestionnaires et les propriétaires concernés, ces colonisations pouvant fortement impacter la biodiversité et les usages de ces prairies.
La colonisation de nouveaux biotopes
Ces “morphotypes” terrestres nouvellement observés ont déjà fait l’objet de nombreux recueils de données, d’expérimentations destinées à évaluer les possibilités techniques de leur régulation et, depuis 2013, d’efforts réguliers de diffusion d’informations de manière à alerter les gestionnaires sur les enjeux de leur gestion. Par exemple, parmi les neuf retours d’expérience actuellement rassemblés par le groupe IBMA sur les jussies, trois sont consacrés à des expérimentations sur des sites colonisés par des formes terrestres dans les Barthes de l’Adour et en Loire Atlantique.
Dans le cadre des rencontres de l’ORENVA, une première présentation à leur sujet avait été faite début 2013 et une journée d’information a eu lieu à Rochefort en septembre 2017 pour alerter sur les dommages potentiels aux activités agricoles des prairies colonisées, les pratiques inadaptées de gestion des prairies humides pouvant favoriser leur expansion, et présenter des résultats de travaux de recherche et d’expérimentations sur les modes de gestion à privilégier dans les secteurs colonisés.
Dans un article consacré à la nouvelle problématique de gestion causée par cette colonisation imprévue de nouveaux biotopes, Haury et Damien (2014) rappelaient l’importance d’une meilleure évaluation de leur amplitude écologique et des risques complémentaires de colonisation de ces zones humides. Les informations acquises permettent déjà d’améliorer la prévention de la colonisation par ces espèces, la qualité de la surveillance et la précocité des interventions. Ils indiquaient également que cette colonisation des zones humides du territoire métropolitain ne se bornerait pas uniquement aux marais déjà colonisés.
Un programme de recherche pour mieux comprendre
Un programme de recherche financé par l’Onema (maintenant AFB), portant sur différents aspects de cette problématique de jussies terrestres, “de la biologie et la génétique à la gestion“, a été réalisé de 2014 à 2017 sous la direction de Jacques Haury et Dominique Barloy d’Agrocampus Ouest. Ses objectifs scientifiques comportaient la compréhension du phénomène de colonisation des prairies inondables et des berges par ces formes terrestres de jussies, de la caractérisation des milieux colonisés et de l’adaptation génétique des populations prairiales. Son objectif opérationnel était d’expérimenter des solutions de gestion préventives et curatives de restauration prairiale, en particulier dans le contexte de l’agriculture de marais sur la façade atlantique.
S’appuyant sur un nombre important de travaux de stagiaires, de notes, de rapports et d’articles, un rapport de synthèse présente les acquis scientifiques et techniques obtenus lors de ce programme et se termine par des perspectives sur les informations les plus urgentes à obtenir pour améliorer la gestion de ces morphotypes particuliers de ces deux espèces que nous pensions, encore récemment, assez bien connaître.
Des acquis en biologie et écologie
Selon les auteurs, en matière de biologie et d’écologie des deux espèces, les acquis du programme sont les suivants :
- Les deux espèces sont assez fréquemment présentes en même temps sur les sites et capables de s’adapter aux conditions terrestres ;
- Elles forment fréquemment des capsules portant des graines fertiles, et si la germination en conditions expérimentales est bien connue, elle reste plus rare en milieu naturel ;
- Ludwigia peploides, plus inféodée aux milieux les plus humides, régresse jusqu’à disparaitre lorsqu’elle est en mélange avec L. grandiflora ;
- L. grandiflora est l’espèce se développant le mieux dans les prairies inondables les plus sèches et résiste durablement à des conditions de sécheresse.
Ils signalent également que les dynamiques de colonisation, très variables d’une année à l’autre, semblent dépendre à la fois des conditions climatiques et des conditions hydrologiques. Une régression des populations selon des périodes de froid et/ou de sécheresse peut être observée. Les observations réalisées en 2017 par Jean-Patrice Damien du PNR de Brière sur l’évolution de la colonisation par la jussie montraient bien une telle régression des superficies de prairies couvertes par des herbiers continus, passant de 645 colonisés hectares en 2016 à 417 hectares en 2017. Même si elles ne permettent pas de conclure sur les causes de cette régression, ces observations concourent au corpus d’informations dont nous avons besoin pour mieux adapter la gestion de ces espèces.
Des découvertes génétiques
Les études génétiques menées dans le cadre de ce programme ont également permis diverses avancées, montrant en particulier des différences de composition métaboliques et de comportement entre morphotypes aquatique et terrestre de Ludwigia grandiflora, les capacités acquises par le morphotype terrestre lui permettant de supporter les conditions stressantes d’exondation en milieu terrestre. Une des surprises est que, en conditions expérimentales contrôlées, ce morphotype est capable de supplanter le morphotype aquatique par un développement plus important (biomasses significativement plus élevées, plus forte production de racines) et une production supérieure de bourgeons pouvant servir de propagules, indice d’une meilleure tolérance à des conditions très variables de milieu. Ces résultats interrogent donc sur l’évolution du potentiel invasif des formes terrestres de jussie, soumises à des stress successifs d’immersion et d’émersion, et dont les propagules pourraient s’installer aussi bien en milieu terrestre qu’en milieu aquatique : un risque d’accroissement de ce potentiel invasif ?
La poursuite de travaux ayant pour objectif de mieux comprendre l’origine de cette adaptation est en cours dans le cadre d’une thèse (2016-2019). Il peut s’agir de modifications d’ordre génétique ou épigénétique . Les premiers résultats obtenus semblent montrer que l’épigénome de L. grandiflora pourrait être impliqué dans son développement, que ce soit en conditions aquatique ou terrestre, en régulant la biosynthèse des phytohormones qui participent au développement cellulaire et à la croissance des plantes.
Discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manières réversibles, transmissibles et adaptatives l’expression des gènes sans en changer la séquence nucléotidique (ADN).
Une enquête auprès des gestionnaires
Pour accompagner les aspects de gestion dans le cadre de ce programme, une enquête à l’échelle de la métropole a également été mise en place auprès des gestionnaires. S’appuyant sur la centaine de réponses obtenue chaque année à un questionnaire envoyé par courrier et courriel en 2015, 2016 et 2017, elle a pu dégager un certain nombre d’informations sur la répartition des deux espèces, sur les techniques d’interventions déjà utilisées ou testées dans un cadre expérimental et sur l’évaluation de l’efficacité de certaines d’entre elles. Un tableau récapitulatif des résultats des observations et expérimentations de gestion rassemblées lors de cette enquête figure dans le rapport.
Hormis une confirmation de l’absence ou de la relative rareté de ces espèces dans l’Est et la Nord de la France, les réponses ont montré que interventions de gestion les plus fréquentes comportaient des arrachages manuels, des arrachages précoces et des arrachages mécaniques. Pâturage et fauche étaient également cités (Figure 1).
Durant le programme, diverses expérimentations ont été réalisées et évaluées. Cette démarche a été facilitée par les relations privilégiées déjà établies avec certains gestionnaires de sites. Cet effort d’évaluation reste toutefois à renforcer pour aller au-delà de la seule estimation d’efficacité.
Des préconisations de méthodes et des perspectives ?
En matière de prévention, la limitation des flux de boutures permettant la colonisation de proche en proche serait à privilégier. Elle peut être réalisée par salinisation des réseaux de chenaux comme c’est appliqué en Brière mais cette méthode n’est envisageable qu’en zone estuarienne ou dans des réseaux connectés avec la mer. Les limitations mécaniques par des barrages ou des plantations de bande d’hélophytes (roseaux) ou d’arbres (saules) empêchant le passage des boutures ou créant un ombrage suffisant pour limiter le développement des jussies sont envisageables pour tenter de cantonner les plantes.
Une gestion curative est envisageable sur des petites colonisations périphériques par arrachage manuel ou par application de sel ou de saumure, comme c’est actuellement testé. L’efficacité des actions mécaniques de restauration prairiale est généralement faible, de même que les sursemis d’espèces compétitrices. Si une gestion par pâturage raisonné semble prometteuse, l’intervention doit être mise en œuvre dès la floraison afin d’empêcher la formation des fruits.
Selon les auteurs, les fortes potentialités invasives des morphotypes terrestres de jussie en font une priorité en termes de gestion sur les territoires concernés. Des cartographies actualisées et l’évaluation des états de colonisation sont nécessaires, ainsi qu’une surveillance des zones à risques, une adaptation locale des interventions de gestion et un calendrier d’intervention évitant la reproduction sexuée.
Le rapport se termine par des perspectives sur des recherches complémentaires portant sur la répartition des deux espèces, notamment par télédétection, sur la Loire et ses affluents, et sur les cours d’eau côtiers vendéens, ainsi que sur les caractéristiques des adaptations terrestres des deux espèces, en particulier sur la fertilité des populations. D’autres perspectives ont trait à l’établissement d’un bilan des méthodes de régulation mises en place par les agriculteurs, à l’évaluation des pertes de valeur fourragère selon les colonisations et aux possibilités de recours à des agents de contrôle biologique déjà présents en France (par exemple, quelques espèces métropolitaines indigènes de coléoptères opportunistes consomment des feuilles de jussie, jusqu’alors de manière aléatoire et non significative).
La liste des nombreux travaux, dont 21 mémoires de stagiaires, ayant contribué à cette synthèse est fournie en fin du document. Plusieurs publications en lien avec le programme y sont citées. L’article le plus récent, celui de Billet et al. (2018), présente les premiers résultats concernant les différences de réponses morphologiques et métabolomiques au stress des deux morphotypes de jussie. En complément des documents écrits, 17 actions de communications orales ou affichées dans diverses manifestations ont permis de diffuser les acquis de ce programme.
Selon la définition de Fiehn et al. en 2000 (Nat. Biotechnol., 18, 1157-1161), la métabolomique rassemble identification et quantification exhaustive et non sélective de tous les métabolites d’un système biologique.
Des connaissances à développer et une règlementation à faire évoluer
Les connaissances acquises en métropole sur la biologie et l’écologie de ces deux espèces depuis le début des années 2000 commencent à composer un ensemble d’informations pour le moins important. Important mais clairement insuffisant au regard de cette évolution colonisatrice progressive, lente mais pour le moins difficile à juguler.
Il est à noter que le rapport de 2016 de Brenda J. Grewell et ses collègues consacré aux priorités de recherche et de gestion de ces taxons de “water primroses“ en cours de colonisation sur le territoire des États-Unis avait fait l’objet d’une synthèse sur le site IBMA. Ce document se terminait par une liste de priorités de recherche mais aucune référence, même française, n’y figurait sur cette problématique de développement de formes “terrestres” de jussies : était-ce parce que ce processus n’a pas encore débuté dans ces contrées ou n’y est pas encore perceptible ?
L’analyse de ce rapport, à laquelle était venu s’ajouter la présence de L. grandiflora et de L. peploides dans la liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union Européenne publiée durant l’été 2016, nous avaient alors amené à présenter des propositions de priorités de recherches et de gestion les concernant, s’appuyant d’ailleurs sur les informations accessibles du programme d’Agrocampus.
Enfin, parmi les possibilités de planification inscrites dans la Stratégie Nationale relative aux espèces exotiques envahissantes publiée en 2017 se trouvent cités les plans nationaux de lutte (PNL) applicables à certaines espèces jugées prioritaires : il serait peut-être temps de considérer les deux espèces de jussies comme telles…
Une note supplémentaire…
Pour ce qui me concerne, ce n’est pas la première fois que je suis surpris par les jussies (non que cela me fasse tomber de haut car j’ai appris depuis longtemps à me méfier de ces plantes !) et les acquis très intéressants de ce programme me semblent surtout augurer de nouvelles découvertes à venir et de réflexions complémentaires pour adapter encore une fois les modalités techniques de gestion à ces espèces et ces biotopes jusqu’alors épargnés. Dans nos démarches presque systématiques de classement hiérarchique appliqué dans de nombreux domaines, les jussies se sont retrouvées depuis plusieurs années avec l’honneur discutable d’être considérées comme les plantes les plus invasives en métropole. Mais je pense qu’une part de la responsabilité de cette situation déplaisante incombe également à ces espèces, en tant que représentantes des fonctionnalités adaptatives permanentes de « la Nature », plus rapides que nos capacités d’analyses et d’interventions raisonnées : nous n’avons pas fini d’être surpris, agacés, voire catastrophés par ces adversaires silencieuses mais au combien efficaces de nos désirs de domination des territoires et de nos inconséquences en tant que jardiniers de la nature ! Et les jussies ne sont que deux éléments d’un cortège toujours en croissance… |
Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relecture : Doriane Blottière, Comité français de l’UICN
Bibliographie
- Haury J., Barloy D. 2018. Jussies en forme terrestres : de la biologie et la génétique à la gestion. Rapport final Onema (2014-2017). AgroCampus Ouest et INRA. 42 p.
- Billet K., Genitoni J., Bozec M., Renault D. and Barloy D. 2018. Aquatic and terrestrial morphotypes of the aquatic invasive plant, Ludwigia grandiflora showed distinct morphological and metabolomic responses. Ecology and Evolution, 8: 2568–2579.
- Dutartre A., Barloy D., Haury J., Sarat E., Thiébaut G. 2017. Quelles priorités de recherche et de gestion sur les Jussies (Ludwigia spp.) en France? Note IBMA, 6 p.
- Haury J., Damien J.-P. 2014. De nouvelles mauvaises herbes en zones humides : les formes terrestres des Jussies invasives sur prairies. Revue Sciences Eaux & Territoires n°15, 16-21.
- Haury J., Druel A., Cabral T., Paulet Y., Bozec M., and Coudreuse J. 2014. Which adaptations of some invasive Ludwigia spp. (Rosidae, Onagraceae) populations occur in contrasting hydrological conditions in Western France? Hydrobiologia, 737: 45–56.
- Haury J., Tassin J., Renault D., Atlan A. 2015. Evaluation socio-économique et gestion des invasions biologiques. Revue d’Ecologie (Terre et Vie) 70 (suppl. 12 « Espèces invasives ») : 172-174.