Caractéristiques morphologiques pour une discrimination rapide et simple de la sous-espèce Phragmites australis ssp. australis (Trin. ex Steud.) introduite en Amérique du Nord
Le Roseau commun (Phragmites australis) est une des espèces de plantes du bord des eaux douces les plus répandues sur la planète. Cette Poacée comporte plus d’une dizaine de sous-espèces (voir GBIF) et l’une d’entre elles, issue d’Europe, a été introduite accidentellement en Amérique du Nord, probablement au début du 19ième siècle. Identifiée comme Phragmites australis ssp. australis Trin. ex Steud, cette sous-espèce tout d’abord installée sur la côte atlantique a progressivement gagné le continent, y compris le sud du Canada (Figure 1).
Ses peuplements peuvent être beaucoup plus denses et plus régulièrement monospécifiques que les sous-espèces indigènes avec des densités pouvant atteindre 200 pieds par m² et des tiges plus grandes, pouvant dépasser 5 m (voir par exemple Nicols, 2020).
La comparaison entre cette lignée introduite et les indigènes nord-américaines montre des capacités plus importantes de production de biomasse avec des tiges plus grandes, une surface foliaire spécifique et des taux de croissance et d’absorption d’azote plus élevés (Modzer et al., 2013) : des avantages compétitifs évidents.
Elle fait l’objet depuis plusieurs décennies de très nombreuses interventions de régulation aux États Unis (voir par exemple le bilan de Hazelton et al., 2014). Elle est également considérée comme l’une des plantes les plus envahissantes au Canada où elle est gérée à l’aide de diverses méthodes de contrôle physiques, chimiques et biologiques (Blossey & Casagrande, 2016 ; Nichols, 2020).
Des difficultés d’identification des sous-espèces de P. australis
Une des difficultés notables de cette gestion est l’identification précise de la plante, un préalable nécessaire pour ne pas mettre accidentellement en place une intervention sur la sous-espèce indigène. En effet, deux sous-espèces indigènes de P. australis sont présentes en Amérique du Nord : Phragmites australis ssp. americanus (Saltonst, P.M. Peterson & Soreng) est une lignée indigène assez répandue en Amérique du Nord et Phragmites australis ssp. berlandieri (E. Fourn.) Saltonst. & Hauber, est présente le long de la côte du Golfe du Mexique (Saltonstall & Hauber, 2007). Dans la région des Grands Lacs, seule est présente la première de ces deux sous-espèces. Par ailleurs, des recherches sur la pollinisation indiquent que les sous-espèces introduite et indigènes peuvent s’hybrider (Meyerson et al., 2010) mais les hybrides ont rarement été trouvés sur le terrain (Saltonstall, 2016).
Des outils génétiques d’identification sont disponibles pour éviter de telles erreurs mais les accès aux laboratoires, aux expertises techniques, les coûts financiers et les protocoles de collecte et de conservation des échantillons de tissus peuvent en limiter l’utilisation (Hunt et al., 2017). L’identification morphologique classique est une approche ne nécessitant pas d’équipement spécialisé ou d’expertise technique (Allen et al., 2017) et de nombreuses publications depuis plus d’une décennie proposent des critères visuels de différenciation (voir par exemple Swearingen et al., 2012) à partir d’échantillons de plantes sur le terrain (Figure 2), en laboratoire ou en herbier…
Améliorer et faciliter les identifications de ces sous-espèces
Une identification morphologique de routine des sous-espèces de P. australis reste cependant assez difficile pour diverses raisons dont la grande variabilité phénotypique au sein et entre les sous-espèces, ou la subjectivité des observateurs concernant par exemple la couleur ou la texture des tiges. De plus, la grande variabilité de nombreux traits, comme la densité ou la longueur des tiges, ou les dimensions de certaines des pièces florales observables, les rendent peu fiables pour cette identification (Hunt et al., 2017).
C’est pour tenter de déterminer les meilleurs traits morphologiques pour une identification rapide et simple que Michael J. McTavish et ses collègues (2023) ont réalisé une étude sur les populations indigènes et introduites de P. australis dans le sud de l’Ontario, au Canada. Il s’agissait de comparer un ensemble de 22 traits morphologiques pour identifier ceux qui diffèrent entre les lignées et peuvent être quantifiés de manière objective et précise tout en étant rapides et faciles à utiliser.
Choix des sites, mesures et prélèvements
Après un premier examen de 63 sites dans le sud de l’Ontario, 48 sites appropriés ont été retenus pour une identification génétique ultérieure de manière à inclure dans l’étude 21 populations introduites et 27 populations indigènes de. P. australis. La plupart des sites étaient des fossés en bordure de route (73 %), des zones humides (21 %) ou des champs ouverts (6 %).
Sur chaque site d’échantillonnage, un protocole précis (non détaillé ici) de mesures et de prélèvement a permis l’acquisition de données morphologiques et les prélèvements pour analyses génétiques. 272 échantillons de tissus foliaires ont été prélevés sur ces sites.
Les données morphologiques collectées sur le terrain ont été combinées avec les mesures prises au laboratoire sur 22 caractéristiques sélectionnées à partir de guides et d’ouvrages préexistants (certains traits ont été omis lorsqu’ils nécessitaient trop d’efforts pour être facilement mesurés comme la biomasse, la diversité de la végétation et des insectes).
Certains de ces traits concernaient les tiges (densités de tiges vivantes et mortes, texture et couleur des tiges, hauteur et diamètre, présence de taches fongiques, etc.), les feuilles (longueur, largeur), les ligules (longueur) ou les inflorescences (hauteur, dimensions des glumes). Dans le tableau récapitulatif de ces traits figurant dans la publication sont fournies des précisions sur le protocole de mesures sur les plantes et les sources bibliographiques utilisées.
Résultats et proposition
Sur les 272 échantillons de tissus analysés pour identification génétique, 222 ont donné des séquences adéquates et ont permis de vérifier l’appartenance des échantillons à l’une ou l’autres des sous-espèces, soit 126 correspondant à l’indigène et 94 à l’exotique. 2 échantillons présentant des résultats un peu différents de l’indigène y ont été cependant inclus.
Les analyses des données ont comporté divers traitements statistiques non détaillés ici, comportant des analyses de variance sur les différences de traits entre les deux sous-espèces, ayant pour objectif d’identifier un ensemble de variables “primaires” permettant une première discrimination claire. D’autres phases d’analyses ont permis d’identifier huit variables utilisables : la hauteur de la tige, la longueur de la feuille, la largeur de la feuille, la densité de la tige morte, la longueur de la glume inférieure, la longueur de la ligule, la hauteur de l’inflorescence et le diamètre de la base de la tige.
Dans la suite de leur publication, les auteurs donnent des précisions sur les interprétations menées après examen des résultats obtenus pour chacun des traits considérés comme discriminants entre les deux sous-espèces. A titre d’exemple, les deux sous-espèces présentent des tiges sans taches fongiques rondes mais la présence de ces taches est néanmoins une caractéristique utile de discrimination. En effet, ces taches sont visibles sur certaines tiges de P. australis indigène (dans 64 % des cas en moyenne pour cette étude) mais n’apparaissent jamais sur la lignée introduite, la présence de taches identifie donc la plante indigène.
Un récapitulatif visuel des examens à réaliser pour une identification correcte
La figure 3 présente visuellement les cinq caractères qui doivent être mesurés pour permettre une identification facile et correcte de la plante “with moderate to high confidence and ease“. Les seuls outils nécessaires sont une règle pour mesurer la longueur des feuilles et un pied à coulisse pour les mesures plus petites de la longueur des ligules et des glumes.
Discussion
Ils restent cependant prudents dans leurs derniers commentaires sur cette proposition de guide. En effet, ils rappellent que ces caractéristiques varient d’une région à l’autre et que, par exemple, certains chevauchements de caractères ont été observés dans les populations de l’ouest du Canada (Allen et al., 2017), ce qui laisse supposer une forte variation à des échelles géographiques plus grandes. Ils indiquent que ce guide ne devrait pas être utilisé dans les régions proches du Golfe du Mexique où se trouve la sous-espèce berlandieri, qui présente des traits morphologiques intermédiaires entre les deux autres (Saltonstall & Hauber, 2007) et notent que ce guide sera particulièrement utile pour les populations situées dans la région des Grands Lacs.
Des Phrag-Fighters à l’assaut du roseau dans le lac Bernard (Ontario) ! Parmi différents autres groupes de bénévoles engagés en Ontario dans la gestion du roseau introduit, les membres du “Phragmites Working Group Lake Bernard“, soit plus d’une centaine de personnes, dont des étudiants, sont engagés depuis cinq ans dans la coupe et l’enlèvement des plantes installées sur les rives du lac Bernard, un plan d’eau situé à une centaine de kilomètres au nord-est du lac Huron. |
Ils constatent que 21 des 22 traits ou caractères mesurés différaient entre les deux lignées examinées et étaient généralement en accord avec les observations déjà réalisées par différents autres observateurs (ce qu’ils nomment “sagesses communes”, “common wisdoms”), par exemple sur la taille plus importante des tiges et des panicules de l’espèce introduite. La plupart de ces traits présentaient cependant des chevauchements importants, représentatifs des variations entre populations de chaque sous-espèce, les cinq retenus constituant l’outil d’identification qu’ils proposent à l’issue de leurs travaux, “pratique, abordable et objectif”.
Ils concluent que leur proposition de guide pourra contribuer à d’autres recherches pour des identifications morphologiques des sous-espèces de P. australis dans d’autres zones géographiques, et en venant compléter les méthodes génétiques (Lindsay et al., 2023), aider les gestionnaires et les chercheurs à identifier les sous-espèces de P. australis dans la région des Grands Lacs.
Commentaires
Bien que cette proposition de guide d’identification soit appuyée par une validation statistique, cette prudence est très compréhensible dans le contexte nord-américain. Elle vient se positionner parmi les recherches et actions développées depuis plusieurs années au sein de la très forte dynamique de gestion du roseau introduit, notamment au sud du Canada dans la région des Grands Lacs.
Et, hormis le constat évident de l’importante variabilité des traits morphologiques des plantes, au sein de chaque sous-espèce et entre elles, que le traitement des données réalisé par les auteurs a permis de trier pour en extraire les plus pertinents dans l’objectif poursuivi, la disponibilité de divers documents américains et canadiens présentant déjà des éléments d’identification de ces sous-espèces ne peut être négligée.
Certains de ces documents comportent des illustrations photographiques similaires à celles de la publication de McTavish et ses collègues comme, par exemple, ceux de Swearingen et al. (2012), de Mozdzer et al. (2013), de Nicols (2020) ou de Gilbert (2022). De manière un peu surprenante, la fiche consacrée au “roseau commun” (sous-espèce australis) disponible sur le site du Ministère de l’Environnement du Québec ne cite que très rapidement la sous-espèce indigène et ne consacre que deux photos à des comparaisons entre ces deux sous-espèces.
Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relecture : Camille Bernery, Comité français de l’UICN
Crédit photo bannière : R. A. Nonenmacher
Références
- Allen GA, McCormick LJ, Jantzen JR, Marr KL, Brown BN (2017) Distributional and morphological differences between native and introduced common reed (Phragmites australis, Poaceae) in western Canada. Wetlands 37:819–827
- Blossey B, Casagrande RA (2016) Biological control of invasive Phragmites may safeguard native Phragmites and increase wetland conservation values. Biol Invasions 18:2753–2755
- Hazelton ELG, Mozdzer TJ, Burdick DM, Kettenring KM, Whigham DF. (2014) Phragmites australis management in the United States: 40 years of methods and outcomes. AoB PLANTS 6: plu001; doi:10.1093/aobpla/plu001
- Hunt VM, Fant JB, Steger L, Hartzog PE, Lonsdorf EV, Jacobi SK, Larkin DJ (2017) PhragNet: crowdsourcing to investigate ecology and management of invasive Phragmites australis (common reed) in North America. Wetl Ecol Manag 25:607–618
- McTavish MJ, Smith T, Mechanda S, Smith SM, and Bourchier RS (2023) Morphological traits for rapid and simple separation of native and introduced common reed (Phragmites australis). Invasive Plant Sci. Manag 16: 110–118. doi: 10.1017/inp.2023.15
- Meyerson LA, Viola DV, Brown RN (2010) Hybridization of invasive Phragmites australis with a native subspecies in North America. Biol Invasions 12:103–111
- Mozdzer TJ, Brisson J, Hazelton ELG (2013) Physiological ecology and functional traits of North American native and Eurasian introduced Phragmites australis lineages. AoB PLANTS 5, 10.1093/aobpla/plt048
- Nichols G (2020) Invasive Phragmites (Phragmites australis) Best Management Practices in Ontario: Improving Species at Risk Habitat through the Management of Invasive Phragmites. Peterborough, ON: Ontario Invasive Plant Council, 69 pp.
- Saltonstall K (2016) The naming of Phragmites haplotypes. Biol Invasions 18:2433–2441
- Saltonstall K, Hauber D (2007) Notes on Phragmites australis (Poaceae: Arundinoideae) in North America. J Bot Res Inst Tex 1:385–388
- Swearingen J, Saltonstall K, Tilley D (2012) Phragmites field guide: Distinguishing native and exotic forms of common reed (Phragmites australis) in the United States. TN Plant Materials No. 56.