Depuis que les hommes ont cherché à aménager les cours d’eau pour s’en protéger et bénéficier des bienfaits qu’ils offrent, les plantes terrestres et aquatiques des paysages alluviaux ont été soumises à des changements environnementaux continus. Ces pressions humaines ont fortement augmenté et ont été causes de la multiplication des invasions biologiques dans ces milieux. L’accélération du remplacement des plantes locales typiques de ces milieux entraîne ainsi une restructuration des communautés biologiques et des processus écologiques qui découlent du fonctionnement même des hydrosystèmes fluviaux. Dans ce contexte, une expérimentation a été menée pour mettre en lumière les conséquences de ce remplacement sur les processus écologiques majeurs à l’origine de la structuration originelle des paysages alluviaux (Staentzel et al., 2020). Ce travail a été réalisé conjointement entre des équipes de recherche de Strasbourg (UMR 7362 CNRS LIVE) et de Lyon (UMR 5023, LEHNA).
SITES D’ÉTUDE : PAYSAGES ALLUVIAUX, THÉÂTRES DES CHANGEMENTS GLOBAUX
Les paysages alluviaux, connus pour être parmi les écosystèmes les plus riches en termes de biodiversité, ont été fragilisés par des aménagements historiques importants et sont actuellement soumis aux changements globaux. Les dimensions de l’hydrosystème fluvial, telles que perçues par Ward (1989) ont été altérées, notamment par l’artificialisation des milieux naturels et l’intensification des usages anthropiques. D’autre part, plusieurs auteurs démontrent que le changement climatique perturbe l’intensité et la fréquence des évènements hydrologiques extrêmes (e.g. Blöschl et al., 2019), ce au détriment (i) de la mobilité latérale qui garantit l’échange réciproque de flux et de matières (e.g. litières, nutriments, propagules…) entre les lits mineur et majeur mais également (ii) des relations nappe-rivière. Dans leur cycle naturel, ces submersions s’avèrent être déterminantes pour assurer un fonctionnement global de la dynamique fluviale, le maintien du transport sédimentaire et une diversité biologique élevée, qui donnent leur singularité aux paysages alluviaux (notion de flood pulse concept – Junk et al., 1989).
Le continuum fluvial est de surcroît un corridor de dispersion végétale et animale considérable de l’amont vers l’aval (Beisel & Levêque, 2010). Ainsi, les rivières et grands fleuves d’Europe voient leurs ripisylves être progressivement envahies par un grand nombre de plantes exotiques envahissantes (PEE) qui se propagent facilement le long de ces linéaires (Schnitzler & Muller, 1998). Le Rhin Supérieur (bassin Rhin-Meuse) et la Saône (bassin Rhône-Méditerranée) ont été sélectionnés comme milieux d’étude dans le cadre de l’expérimentation synthétisée dans ce présent article (Figure 1).
LES ESPÈCES CIBLÉES
Parmi les PEE observées abondamment le long de ces linéaires, figure la Renouée du Japon (Reynoutria japonica Houtt., 1777), une espèce végétale terrestre qui est présente dans une grande partie du territoire national (Figure 1). Introduite pour son intérêt ornemental et mellifère, elle est aujourd’hui identifiée dans le classement des 100 EEE les plus impactantes établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature (Lowe et al., 2000). La croissance de ses tiges est très rapide (jusqu’à 10 cm par jour) et cette espèce développe des massifs monospécifiques pouvant s’élever jusqu’à 4 mètres au-dessus du sol (Beerling et al., 1994). De nombreux auteurs ont mis en évidence des conséquences de ses proliférations, dont une diminution indéniable de la richesse spécifique végétale et animale des sites colonisés (e.g. Bímová et al., 2003 ; Maerz et al., 2005 ; Gerber et al., 2008). Une part de ces effets est également expliquée par la libération dans l’environnement de composés biochimiques ou métabolites secondaires toxiques pour les autres organismes, appelée allélopathie (Rice, 1984), un processus encore insuffisamment connu dans un contexte de décomposition de litières végétales (Moravcová et al., 2011 ; Murrell et al., 2011).
L’ensemble de ses caractéristiques a permis à la Renouée du Japon de coloniser d’innombrables milieux naturels depuis le milieu du XIXème siècle en modifiant les ripisylves occupées classiquement par des essences végétales locales telles que la Ronce commune (Rubus fruticosus).
Ainsi, la composition végétale des ripisylves change au fil du temps, que ce soit le long du Rhin Supérieur ou de la Saône. Quels impacts écologiques peuvent en découler ? Sont-ils différents selon le contexte environnemental ? Quelles sont les répercussions de ce remplacement dans les processus fonctionnels, tout en tenant en compte des caractéristiques singulières des paysages alluviaux ?
Pour tenter de répondre à ces questionnements, les chercheurs se sont intéressés à un processus fonctionnel : celui de la décomposition des litières végétales. Au sein des paysages alluviaux, il présente une importance particulière dans la mesure où les litières végétales de berge peuvent avoir des impacts non seulement sur les espèces ripariennes mais également sur les espèces aquatiques. Cette proximité est notamment observée au sein des annexes végétalisées des cours d’eau, en eau lors des submersions. Ces annexes hébergent très souvent un grand nombre d’espèces végétales aquatiques en contraste avec le chenal central tel que cela a pu être observé par exemple dans le Vieux Rhin (Staentzel et al., 2018a).
L’objectif de l’étude était de caractériser les effets du changement de composition de ces litières végétales et d’évaluer les impacts écologiques qui peuvent en découler. L’installation de la Renouée du Japon le long des cours d’eau entraîne une diminution forte dans le recouvrement de certaines espèces alluviales typiques occupant la même strate végétale (i.e. Rubus spp., Phalaris arundinacea – Tokarska-Guzik et al., 2006). L’espèce végétale, Rubus fruticosus, a été de ce fait également étudiée pour produire une analyse comparative.
DES TESTS DE PHYTOTOXICITÉ POUR MÉTHODOLOGIE
Après avoir récolté des feuilles sénescentes de Renouée du Japon et de Ronce commune sur les deux terrains d’étude, le matériel végétal a été réparti au sein de plusieurs sacs de décomposition. Ils ont été déposés en berge ou en eau, au sein même du lit d’étangs naturels, pour assurer sa décomposition jusqu’à six mois. Ceci a permis d’obtenir un gradient d’effets tout au long de la période de décomposition (Figure 2). Ces effets ont été mesurés par des tests de phytotoxicité, basés sur la notion d’allélopathie (Fujii et al., 2004). Cette méthode a permis d’évaluer l’impact des métabolites secondaires présents dans les litières végétales de PEE (R. japonica) ou locales (R. fruticosus) sur la germination et la croissance de deux plantes : (1) une plante “modèle”, la laitue, Lactuca sativa var. capitata L. (Asteracée) et (2) une plante semi-aquatique typique des zones inondables, le Cresson de fontaine, Nasturtium officinale R. Br. (Brassicacée).
UN JEU DE COMPÉTITION-FACILITATION INATTENDU
Des tests de significativité sur la base de modèles mixtes ont été utilisés pour mettre en lumière des différences : (i) dans la capacité allélopathique de la Renouée du Japon et de la Ronce commune envers les plantes locales (effets sur la germination/croissance), (ii) au cours de la période de décomposition (diminution ou augmentation de la capacité allélopathique), (iii) entre les contextes environnementaux (berge/eau ; Saône/Rhin), (iv) d’effets selon les plantes testées (modèle ou semi-aquatique).
Les résultats ont montré que, contrairement à la croissance racinaire, la germination n’était pas affectée. Les tests de phytotoxicité réalisés au moment de la récolte avec les litières végétales de la Renouée du Japon et de la Ronce commune ont montré une forte inhibition de la racine par rapport au témoin, particulièrement pour la litière végétale de Ronce commune. Les potentialités inhibitrices notables de cette espèce pourraient ainsi expliquer son importance dans la structuration des communautés végétales des paysages alluviaux. En effet, une forte inhibition induite par les litières végétales de Ronce commune se maintient durant toute la période de décomposition, que ce soit en eau ou en berge. L’évolution au fil du temps est très différente pour la Renouée du Japon (Figure 3). Un phénomène de stimulation temporaire apparaît sur les litières des quatrième et cinquième mois ; la présence de certains métabolites secondaires semble modifier en cascade les interactions interspécifiques et laisse entrevoir un jeu inattendu de compétition-facilitation durant la période de décomposition.
Par ailleurs; les régions (Saône/Rhin) ou l’espèce testée (modèle ou semi-aquatique) sont des facteurs n’ayant pas eu d’influence majeure sur les tendances. Les capacités allélopathiques ont été toutefois légèrement modifiées par le contexte environnemental de décomposition (berge/eau).
IMPACT DES PEE : DES MODIFICATIONS DE LA PHÉNOLOGIE DES ESPÈCES INDIGÈNES LOCALES ?
La sensibilité des plantes aux influences du milieu peut être envisagée sous l’angle de la croissance (longueur racinaire, surface, poids sec/frais) et/ou sous celui du cycle de développement ; il est ainsi possible de décomposer l’évolution d’un individu en un certain nombre de stades phénologiques : germination de la graine, poussée végétative, floraison… (Aubert, 1972). Selon notre étude, les capacités allélopathiques de litières de Renouée du Japon et de Ronce commune ont un effet sur la croissance racinaire, soit inhibiteur, soit facilitateur selon la période de décomposition. Ainsi, il est à envisager que la présence de certains métabolites secondaires inattendus dans l’environnement pourrait avoir une influence sur les stades phénologiques des espèces végétales présentes.
CONCLUSIONS
Ces résultats rejoignent ainsi ceux d’un grand nombre d’auteurs qui alertent quant à l’émergence de PEE dans les litières végétales locales et aux impacts écologiques qui peuvent en découler (Reinhart & VandeVoort, 2006 ; Swan et al., 2008). Les paysages alluviaux sont très vulnérables face à ces invasions, d’autant plus que de nombreuses interventions de restaurations écologiques se multiplient dans ces milieux (Morandi & Piégay, 2017 ; Staentzel et al., 2019a). Malgré les résultats positifs observés lors d’actions de restauration par érosion maîtrisée et implantation d’épis transversaux artificiels (Staentzel et al., 2018a, 2018b, 2019b), il nous est apparu que lors de la phase de travaux, les zones mises à nu étaient favorables à l’expansion d’espèces colonisatrices comme les PEE. Les crues, une des singularités fortes de ces milieux, permettent toutefois de limiter dans certains cas leurs proliférations, même si quelques cas de fragmentation des populations de Renouée du Japon ont été notés.
In fine, cette étude montre les enjeux du remplacement des espèces locales par des PEE au sein des litières végétales. Il en découle des modifications dans les interactions interspécifiques, questionnant sur les potentielles modifications qui pourraient s’opérer dans la phénologie des espèces.
REMERCIEMENTS
Ce travail a été fait en collaboration avec le jardin botanique de Strasbourg et le laboratoire LEHNA de Lyon pour la mise à disposition d’étangs naturels. Des remerciements à l’ensemble des co-auteurs de la publication sous-jacente à cette synthèse.
Rédaction : Cybill Staentzel, ENGEES & UMR 7362 CNRS LIVE
Relectures : Madeleine Freudenreich et Emmanuelle Sarat, Comité français de l’UICN et Alain Dutartre, expert indépendant
EN SAVOIR PLUS : Pour plus d’informations quant aux détails de l’expérimentation, vous pouvez consulter l’article scientifique « Ecological implications of the replacement of native plant species in riparian systems: unexpected effects of Reynoutria japonica Houtt. leaf litter » publié dans le journal Biological Invasions. Vous pouvez demander le pdf à l’adresse suivante : cybill.staentzel@live-cnrs.unistra.fr
Photo de couverture : Annexe végétalisée bordée par la Renouée du Japon et occupée également par de la Ronce commune (source : C. Staentzel).
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