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ITOFF, une nouvelle base de données mondiale de traits d’histoire de vie des poissons d’eau douce pour évaluer les relations entre espèces indigènes et espèces exotiques envahissantes

La base ITOFF (Invasive Traits of Freshwater Fish) publiée en 2023, est une base de traits d’histoire de vie de poissons d’eau douce, envahissants, en danger d’extinction ou impactés par les espèces envahissantes. En plus de combler une insuffisance de données sur le sujet, cette base permet pour la première fois la construction et visualisation de réseaux complexes mettant en avant, selon la région climatique, les liens entre espèces menacées et espèces exotiques envahissantes.

Depuis plusieurs décennies, la détermination des facteurs responsables du succès des invasions biologiques a été largement étudiée par la communauté scientifique à l’échelle mondiale (e.g., Pyšek et al.,2020 ; Bernery et al., 2023). Parmi ces facteurs, les traits d’histoire de vie (i.e., une caractéristique du cycle de vie d’une espèce qui a une incidence sur sa survie et sa reproduction) des espèces sont reconnus comme un facteur important de succès : par exemple, dans certaines conditions, une espèce caractérisée par son régime alimentaire carnivore aura plus de chance d’envahir avec succès un nouvel écosystème qu’une espèce végétarienne. Explorer et déterminer quels sont ces traits d’histoire de vie et en quoi ils sont différents de ceux des espèces qui ne sont pas envahissantes est une démarche importante pour tenter de prévenir de nouvelles invasions (Pyšek et al.,2020).

Toutefois, les informations sur les traits des espèces exotiques envahissantes sont difficiles à réunir pour certains taxons, dont les poissons : les données sont dispersées dans diverses bases de données, à différentes échelles, et les traits ne sont parfois pas mesurés de la même façon, ou bien ne sont pas les mêmes entre les différentes bases.

Pour pallier ces problèmes pour les poissons d’eau douce, Aaron Jessop ainsi que plusieurs collègues de  l’Université de Saint Andrew ont créé et publié en novembre 2023 la base de données ITOFF (Invasive Traits of Freshwater Fish) qui intègre plusieurs ensembles de données de traits d’histoire de vie sur plus de 1900 espèces de poissons d’eau douce, exotiques envahissantes, indigènes impactées par les espèces envahissantes ou en danger d’extinction. Ainsi, la base permet aussi d’établir des liens entre espèces impactées et espèces envahissantes.

Description de la base de données ITOFF

Six bases de données existantes ont été utilisées pour construire la base ITOFF : la base de données mondiale sur les espèces envahissantes (GISD – Global Invasive Species Database ; ISSG, 2015), la base de données de l’US Geological Survey sur les espèces aquatiques non indigènes (USGS – U.S. Geological Survey’s Nonindigenous Aquatic Species, 2022), le Compendium des espèces envahissantes du CABI (ISC – CABI’s Invasive Species Compendium  ; CABI, 2022), l’interface R de FishBase (Froese & Pauly, 2022), les données fournies par le Registre mondial des espèces introduites et envahissantes (ISSG – Global Register of Introduced and Invasive Species, 2021) et les informations de la Liste rouge de l’UICN des espèces menacées (2022).

Les espèces de poissons d’eau douce figurant dans la base de données rassemblent les espèces les plus communes appartenant à un des quatre groupes suivants : (1) des espèces exotiques envahissantes, (2) des espèces en danger critique d’extinction, (3) des espèces en danger d’extinction pour lesquelles les espèces exotiques envahissantes sont considérées comme une menace, ou (4) des espèces dont le statut de menace est classé en « préoccupation mineure » mais qui sont connues pour être impactées par des espèces exotiques envahissantes.

Ainsi, des données sur 1900 espèces de poissons d’eau douce sont intégrées à la base ITOFF. A chaque espèce sont liées des informations sur sa taxonomie, son statut UICN (i.e, mesure du risque d’extinction allant de « préoccupation mineure » à « en danger critique d’extinction »), les régions climatiques où l’espèce est présente, et des données chiffrées sur quatre de ses traits d’histoire de vie (le temps de génération, le niveau trophique, la longévité et la gamme de température supportée) et son statut exotique ou natif.

Si l’espèce est exotique, des informations supplémentaires sont fournies : son statut en tant qu’espèce exotique (« rapporté » si aucune information autre que sa seule présence n’est connue, « établie » si l’espèce peut se reproduire, « envahissant » si des impacts sont rapportés, « disparue» si l’espèce a disparu grâce à un effort de gestion ou « échec » si l’espèce introduite ne parvient pas à se reproduire). De plus, les voies d’introduction (e.g., commerce ornemental, aquaculture, pêcheries) sont renseignées, ainsi que les espèces qu’elle impacte et par lesquelles elle est impactée. Pour chaque impact, lorsque qu’il est connu, son mécanisme est précisé (e.g., compétition, prédation).

Si l’espèce est notée native, les espèces par lesquelles elle est impactée ainsi que le mécanisme d’impact sont listés.

Les impacts renseignés dans la base de données permettent ainsi de faire le lien entre espèces impactées et espèces exotiques envahissantes.

Construction et visualisation de réseaux d’impacts : quel apport ?

Cette base de données est accompagnée d’une application web permettant de visualiser facilement les liens entre les espèces exotiques envahissantes et les espèces impactées par elles. Dans le paysage des bases de données en biologie des invasions, cette application tout à fait unique permet une accessibilité aux données pour de très nombreux utilisateurs, dans le cadre de la recherche mais aussi pour l’enseignement ou les sciences participatives. Ainsi, la base ITOFF permet la visualisation de réseaux selon une espèce focale et une région du monde (tempérée, tropicale, subtropicale, polaire, boréale, ou bien le monde entier si aucune région n’est spécifiée). Le degré de séparation au sein du réseau peut aussi être modifié (i.e., le nombre de liens entre l’espèce focale et l’espèce la plus éloignée dans le réseau), permettant ainsi d’accéder à différents niveaux de complexité du réseau. Cette visualisation permet de se rendre compte de la multiplicité des impacts, notamment pour des espèces très envahissantes à l’échelle mondiale comme l’est la Carpe commune Cyprinus carpio. Par ailleurs, plusieurs espèces exotiques envahissantes peuvent impacter une même espèce en danger d’extinction, et peuvent même impacter d’autres espèces envahissantes. Les examens de ces réseaux peuvent être par exemple utilisés pour guider la gestion des espèces envahissantes présentant de forts impacts ou pour identifier des espèces très impactées dont la conservation présenterait de l’intérêt.

Ci-dessous, deux exemples de visualisations de réseaux présentant les réseaux d’impacts engendrés sur diverses autres espèces de poissons, par  (A) le Poisson-chat (Ameiurus melas) et (B) la Carpe commune (Cyprinus carpio) (Figure 1).

Figure 1 : Des réseaux représentant la direction des différents impacts des espèces exotiques envahissantes, tel que présenté sur l’application web ITOFF. Les réseaux sont construits avec (A) Ameiurus melas (le Poisson-chat) et (B) Cyprinus carpio (la Carpe commune) comme espèce focale, et sans région climatique particulière spécifiée. Le degré de séparation entre les espèces est fixé à deux. A chaque lien est attaché un mécanisme d’impact lorsqu’il est connu.

Concernant (A) le Poisson-chat, son impact est identifié sur quatre espèces indigènes nord-américaines en danger : Cyprinodon eremus (cyprinodon de Sonoyta, Cyprinodontidé) par prédation, Chasmistes liorus (“June Sucker”, Catostomidé) par prédation et compétition,  Gila cypha (chevaine à bosse, Cyprinidé) et Ictalurus pricei (silure Yaqui, Ictaluridé) par des mécanismes qui n’ont pas encore été identifiés. Le Poisson-chat est lui-même impacté par Morone americana (baret ou Perche blanche, Moronidé) par compétition, qui est une espèce exotique envahissante présentant des impacts sur neuf autres espèces de poissons que le Poisson-chat et inscrite depuis 2022 sur la liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union européenne.

Concernant (B) la Carpe commune, son réseau d’impacts est très complexe. Cette complexité est cohérente avec le fait que la Carpe commune est l’espèce de poisson exotique la plus largement établie à l’échelle mondiale (Bernery et al., 2022), et qu’elle fait aussi partie de la liste des 100 espèces exotiques envahissantes parmi les pires. Ainsi, la Carpe commune impacte une quarantaine d’autres espèces, principalement par compétition et prédation, qui sont elle-même responsables d’autres impacts ou impactées par d’autres espèces.  Toutefois, cette représentation permet aussi de mettre en avant le manque de données : la majorité des mécanismes liés aux impacts ne sont pas connus.

Etude préliminaire pour établir un lien entre les traits liés à l’histoire de vie et le succès d’invasion

Des différences significatives de traits d’histoire de vie ont été détectées entre les espèces exotiques envahissantes et les espèces qu’elles impactent grâce à des premières analyses statistiques (Jessop et al., 2023).

Le principal résultat de ces analyses est la plus grande gamme de température supportée (Figure 2) par les espèces envahissantes comparé aux espèces indigènes impactées, et ce quel que soit la région considérée (tropicale, subtropicale ou tempérée). Ce résultat confirme les résultats d’études précédentes démontrant qu’une tolérance à de larges gammes de conditions abiotiques est un facteur important du succès d’invasion. Pour les autres traits, les résultats sont souvent confondants et peu de différences ont été identifiées entre les espèces envahissantes et les espèces impactées ou en danger critique d’extinction. Cette constatation concorde avec des résultats d’études précédentes admettant qu’il est difficile de trouver des traits caractérisant à très grande échelle l’ensemble des espèces envahissantes, puisque les conditions abiotiques et biotiques à plus petite échelle, ont une incidence non-négligeable sur le succès d’une invasion (Vila-Gispert et al., 2005).

Figure 2 : Boxplots représentant les valeurs observées pour le temps de génération (années) (n = 1604), le niveau trophique (n = 2439), la longévité (années) (n = 1672), et la gamme de température préférée (˚C) (n = 1074) des espèces exotiques envahissantes (« Invasive » en rouge sur le graphique, les espèces en danger critique d’extinction (en bleu foncé), ), les espèces en danger menacé par les espèces envahissantes (en bleu clair) ou et les espèces impactées par les espèces envahissantes sans pour autant être mises en danger d’extinction (en vert, qui agit ici comme un groupe « contrôle »). Les espèces occupant plusieurs régions climatiques sont représentées apparaissent plusieurs fois.
Figure 3 : Cluster hiérarchique basé sur les valeurs des traits d’âge de maturité sexuelle, du niveau trophique et de la gamme de température supportée pour un sous-échantillon aléatoire de 75 espèces tropicales de la base de données ITOFF (25 espèces exotiques envahissantes en rouge, 25 espèces que les espèces envahissantes mettent en danger d’extinction en bleu clair, et les espèces impactées par les espèces envahissantes sans pour autant être mises en danger d’extinction en vert). Les cercles verts indiquent des groupes composés exclusivement d’espèces envahissantes. Les cercles jaunes indiquent des groupes contenant des espèces envahissantes, impactées et/ou en danger. Un seul trait d’histoire de vie n’est généralement pas suffisant pour expliquer le succès d’invasion, aussi est-il préférable de considérer les combinaisons de différents traits, plus représentatives des capacités de survie d’une espèce dans des contextes environnementaux différents.

Par exemple, une analyse de cluster basée sur trois traits d’histoire de vie (gamme de température supportée, âge de maturité sexuelle et niveau trophique) et sur un sous-échantillon de 75 espèces tropicales (25 espèces envahissantes, 25 espèces impactées et 25 espèces en danger d’extinction) a permis de montrer que certains clusters (i.e., combinaisons de traits avec certaines valeurs) sont exclusivement composés d’espèces envahissantes, démontrant que certaines combinaisons de traits peuvent être associées au succès d’invasion (Figure 3).

Que peut nous apporter cette base de données ?

Ainsi que cela est fréquemment rencontré lors de la mise en œuvre de bases de données à grande échelle, les créateurs de cette base de données signalent les insuffisances actuelles des données : en effet, elles ne sont pas disponibles pour un grand nombre d’espèces ne présentant pas de succès d’invasion et aussi pour les espèces des régions situées dans les hautes latitudes (i.e., régions polaire et boréale). Toutefois, cette base présente un nouvel ensemble de données, clair et global, sur les poissons d’eau douce de la planète qui permettra d’analyser plus précisément la problématique des différences entre espèces impactées par les espèces exotiques envahissantes et ces espèces envahissantes. La visualisation des données via l’application web est une première démarche tout à fait intéressante et utile de communication d’informations scientifiques sur les poissons d’eau douce ainsi rendues disponibles pour un très grand nombre d’utilisateurs avertis ou de personnes intéressées.

Cette base de données en constante évolution, bénéficiant d’ajouts réguliers de données pourrait aussi permettre d’identifier des espèces sur lesquelles des recherches plus poussées d’évaluation d’impacts seraient nécessaires.

Pour en savoir plus :