Le fait qu’à l’échelle mondiale les espèces exotiques envahissantes (EEE) constituent une des principales menaces pour la biodiversité, l’économie et la santé humaine, est maintenant communément accepté. Il a également été démontré que les menaces d’invasions en un lieu donné augmentaient avec le rythme d’introduction des propagules d’EEE et très fréquemment avec le degré de perturbation des écosystèmes d’accueil.
Actuellement, les connaissances les plus complètes sur l’ampleur des invasions et les efforts les plus importants en matière de gestion des EEE se rencontrent dans les pays économiquement développés, c’est-à-dire ceux dont l’indice de développement humain (IDH) est le plus élevé.
Toutefois, les schémas géographiques des futures invasions seront probablement très différents de ceux d’aujourd’hui. En effet, l’intensité des invasions biologiques et les schémas globaux d’introductions et de perturbations changent plus rapidement aujourd’hui que jamais auparavant au cours de l’histoire humaine et cette évolution rend de plus en plus difficiles les prévisions dans ce domaine.
Prévoir pour le siècle en cours ?
Regan Early et ses collègues ont tenté de mettre au point une prévision spatiale globale des invasions biologiques au cours du XXIe siècle en s’appuyant, entre autres éléments, sur des données spatiales des facteurs d’introduction et d’établissement d’EEE et sur les capacités nationales en matière de gestion de ces espèces (à partir des rapports nationaux à la Convention sur la Diversité Biologique : https://www.cbd.int/reports).
Ils rappellent que le commerce international est l’une des principales sources d’introduction des EEE, comme passagers clandestins ou contaminants. Le commerce des animaux de compagnie est également une importance source, en raison des fuites ou des abandons fréquents d’espèces importées dans les milieux naturels, et tout comme celui des plantes ornementales qui se dispersent au-delà des jardins, et sont également impliquées dans l’introduction d’organismes nuisibles aux végétaux (consulter notre article à ce sujet). De même, les facteurs de perturbations des écosystèmes les plus pertinents sont l’expansion de l’agriculture, les changements dans la composition des communautés indigènes de flore et de faune provoqués par le changement climatique et la multiplication des incendies de forêt qui y semble liée.
Ils notent également que malgré l’évolution rapide de ces menaces, les législations nationales visant à prévenir ou à contrôler les EEE n’ont pas fortement évolué et ils constatent qu’en 2010 seule la moitié des parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB) avait promulgué une législation nationale concernant les EEE (McGeoch et al., 2010).
Leur analyse des menaces liées aux EEE suggère que, dans les décennies à venir, les invasions biologiques resteront élevées, en lien avec le changement climatique et la poursuite du commerce mondial. Or, à l’échelle nationale, la gestion des EEE doit nécessairement s’appuyer sur des évaluations des menaces ou des impacts que les espèces déjà présentes font peser ainsi que sur une législation permettant la mise en œuvre d’interventions sur ces espèces. Pour développer une capacité de prévention (être “proactif”), les pays doivent par ailleurs s’efforcer d’empêcher l’introduction de nouvelles EEE, ce qui nécessite la mise en place de politiques efficaces de contrôle aux frontières, et de programmes de recherche, de surveillance et d’engagement du public.
Si c’est envisageable pour les pays riches, développés, il n’en est pas de même pour les pays peu développés où les EEE risquent de plus en plus menacer les moyens humains de subsistance. Cela concerne également certains points chauds de biodiversité où les invasions biologiques sont moins bien reconnues et étudiées.
Des analyses intégrants différents processus
Les méthodes d’analyse ayant permis aux auteurs de l’article de produire cette prospective sont présentées dans une deuxième partie de l’article mais ne sont pas détaillées ici.
Elles se sont appuyées sur plus de 70 références d’articles récents. Elles comportaient des traitements de données sur les deux étapes des invasions, c’est-à-dire l’introduction puis l’établissement des espèces, les niveaux de perturbations dans les écosystèmes facilitant les invasions, les évolutions probables de l’agriculture et des feux de forêts, avec des hypothèses de calculs fondés sur les importations de marchandises et les transports de personnes.
Pour évaluer les capacités des différents pays à réagir de manière réactive ou proactive aux invasions biologiques, ils ont utilisé les rapports nationaux sur la mise en œuvre de la CDB (soumis entre 2008 et 2014, soit 181 rapports au total). Ces rapports évaluaient les progrès de chaque pays par rapport aux objectifs de la convention, soit pour 2010, soit pour 2020. Le cadre d’interprétation de ces rapports s’est fait selon une liste de 15 pays du monde présentant une gamme représentative des niveaux de développement économique. Les premières interprétations réalisées par les trois premiers auteurs ont été revues par d’autres chercheurs pour arriver à une évaluation consensuelle.
Des résultats cartographiés à l’échelle mondiale
Les diverses cartes montrent les prévisions de la répartition mondiale des menaces imputables aux invasions biologiques et des capacités nationales pour faire face à ces menaces au cours du siècle.
Selon les auteurs, 17 % de la superficie terrestre mondiale (Antarctique et Groenland non compris car actuellement couvert de glaces), sont très vulnérables aux invasions biologiques. Les zones les plus menacées se trouvent dans certaines régions parmi les plus développées, comme par exemple l’Europe occidentale ou l’Amérique du Nord, mais aussi dans des pays peu développés en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie (15 %). De plus, 16 % des points chauds de biodiversité dans le monde sont très vulnérables à l’invasion.
Dans les pays développés, plusieurs vecteurs d’introduction d’EEE coïncident, comme par exemple les niveaux commerciaux élevés et les importations d’animaux et de plantes en Europe, en Chine et dans l’est des États-Unis, ou les importations de plantes et d’animaux de compagnie en Amérique du Nord et en Europe occidentale. Dans ces pays, le risque d’invasions biologiques est élevé, principalement lorsque les vecteurs d’introduction coïncident avec les modifications des écosystèmes causées par le changement climatique prévu lors du XXIe siècle.
Les modifications écosystémiques (Figure 1e) et la fréquence des incendies (Figure 1i) se traduisent par des menaces élevées (Figure 1a) dans l’est de l’Amérique du Nord, l’Europe du Nord, l’Asie centrale et méridionale et les régions polaires et le nord de l’Australie.
Dans les pays peu développés, le transport aérien de passagers (Figure 1f) semble prédominer : la pression exercée par le trafic aérien de passagers est désormais aussi forte dans certaines régions d’Afrique subsaharienne, de la péninsule arabique et de l’Asie du sud-est et du sud qu’en Europe ou en Amérique du Nord (poches bleu clair ou blanches sur la figure 1f). Les ports maritimes contribuent relativement moins aux menaces dans les pays peu développés que dans les développés.
Les politiques nationales réactives visant à gérer les EEE déjà établies et problématiques dans un pays donné ont tendance à être plus fréquentes que les politiques proactives visant à détecter ou à prévenir l’émergence d’éventuelles EEE (figures 2 et 3). Les capacités proactives sont plus avancées dans les pays développés mais au total (et “étonnamment”, selon les auteurs), peu de pays ont des politiques volontaristes fortes, et encore moins de pays ont des capacités réactives et proactives fortes. Leur analyse suggère donc que les politiques en vigueur dans la plupart des pays ne sont pas suffisamment efficaces (“under-equipped“) pour faire face aux menaces émergentes des EEE. Les régions d’Afrique, d’Asie centrale et du Sud, d’Indochine, des Balkans et d’Amérique centrale et du Sud présentent le plus grand déficit entre les deux types de capacités d’intervention et la menace de nouvelles invasions biologiques (figures 2 et 3).
Commentaires et discussion
Les auteurs indiquent que les menaces relatives que feront peser les EEE sur l’avenir des pays du monde seront très différentes des niveaux de menace actuels.
Au cours des prochaines décennies, elles devraient peser beaucoup plus qu’aujourd’hui sur les économies en développement. Ils estiment que les EEE sont un élément de changement environnemental actuellement sous-estimé et potentiellement grave dans les régions en développement où les économies et les systèmes de production alimentaire sont souvent fragiles et les populations humaines particulièrement exposées aux pénuries alimentaires. La contribution importante du transport aérien de passagers aux introductions dans les régions peu développées est particulièrement préoccupante, car le transport aérien est un vecteur important de ravageurs et de pathogènes qui ne survivent souvent que sur de courts trajets et posent un risque particulier pour l’agriculture.
Les niveaux de menace du XXIe siècle sont basés sur les niveaux de commerce et de transport connus entre 2000 et 2009, aussi, alors que la mondialisation se poursuit à un rythme soutenu, les pressions d’invasions sur de nombreux pays en développement pourraient encore augmenter. Cette mondialisation croissante permet de poursuivre la création de nouvelles relations commerciales, en ajoutant de nouvelles sources potentielles d’EEE et les changements environnementaux peuvent encore contribuer à la facilité d’établissement.
Des analyses locales plus détaillées permettraient de mieux comprendre les facteurs d’introduction et d’établissement et d’améliorer les outils d’évaluation et d’évaluation de ces menaces.
Il apparait ainsi clairement que l’objectif d’Aichi 9 du Plan stratégique de la CDB pour 2011-2020 relatif à la diversité biologique (“D’ici 2020, les espèces exotiques envahissantes et leurs filières sont identifiées et classées par ordre de priorité, les espèces prioritaires sont contrôlées ou éradiquées et des mesures sont en place pour gérer les filières afin d’empêcher leur introduction et leur établissement“) n’a pas été atteint.
Les auteurs constatent que la plupart des pays ont pris des mesures en vue d’identifier et de hiérarchiser certaines EEE importantes menaçant l’agriculture, les économies ou les écosystèmes, bien que les politiques de gestion actuelles n’en ciblent qu’un nombre restreint, et que l’élément proactif le plus avancé est l’existence de contrôles aux frontières. Ce dernier point est jugé encourageant, car la prédominance du transport aérien de passagers en tant que facteur d’introduction dans les pays peu développés pourrait faciliter la gestion des EEE.
À l’heure actuelle, la majorité des pays ne disposent pas de la recherche, de la coordination de la gestion, du suivi des EEE connues, des systèmes d’alerte rapide pour les EEE émergentes ou de la participation du public, qui seraient nécessaires à des interventions rapides permettant une éradication. Il n’existe donc actuellement aucun moyen réaliste d’évaluer précisément l’efficacité de la prévention et de la gestion des EEE à l’échelle mondiale; les capacités auto-déclarées restant la source de données la plus utilisable.
Les listes d’organismes exotiques nuisibles constituent l’une des méthodes les plus répandues de gestion des menaces liées aux EEE. Bien que largement utilisés, elles n’incluent généralement à l’échelle nationale qu’un petit nombre d’organismes nuisibles. Il serait nécessaire d’améliorer les approches régionales en matière de développement de ces listes pour les rendre plus efficaces et aider les pays voisins à élaborer des stratégies ciblées pour prévenir les introductions de proximité.
Leur développement et leur utilisation peuvent être limités dans les pays peu développés et, au moins pour les espèces délibérément transportées (animaux de compagnie, plantes ornementales, par exemple). Une alternative pourrait consister en un système de liste blanche, obligeant les responsables du transport à prouver l’innocuité de l’espèce exotique transportée.
L’examen simultané des voies d’introduction et des activités anthropiques favorisant les invasions biologiques peut améliorer les listes d’espèces et l’évaluation des risques. Par exemple, un risque élevé dans les pays peu développés pourrait résulter d’une coïncidence entre l’intensification du secteur agricole et le nombre élevé de voyages aériens susceptibles de transporter des ravageurs des cultures (en particulier dans les régions de l’Inde, de l’Asie du Sud-Est et de l’Afrique australe). Dans les régions où vont augmenter les risques d’incendie, les organismes de contrôle pourraient s’efforcer d’empêcher l’introduction et la mise en place de plantes sensibles aux perturbations ou adaptées au feu, susceptibles d’arriver par l’horticulture.
Pour les pays développés, les modifications écosystémiques engendrées par le changement climatique devraient être le principal facteur d’établissement de nouvelles EEE, aussi les auteurs proposent-ils de concentrer les actions de gestion dans les territoires concernés par ces modifications. Ils ajoutent que si une zone est transformée en un nouvel écosystème (Catford et al., 2012), la gestion pourrait plutôt porter sur l’impact des EEE sur les processus écosystémiques que sur la présence de ces espèces.
La combinaison d’informations sur les voies d’introduction, les listes d’espèces et les approches de compensation du changement climatique (Tatem, 2009 ; Gallardo, Aldridge, 2013) pourrait améliorer les priorités en matière de contrôle des frontières et de surveillance des arrivées. Des progrès sont d’ailleurs en cours dans l’identification des sources probables d’EEE dans les systèmes complexes de commerce et de transport (Banks et al., 2015).
Les initiatives internationales en matière de collaboration scientifique, de partage de données et de formation pourraient également permettre de réaliser des progrès dans la hiérarchisation des voies d’introduction et des espèces, en particulier grâce à des échanges accrus d’informations et de compétences entre les régions dotées d’une multitude d’experts en EEE et les pays en comptant beaucoup moins. Les réseaux de collaboration infrarégionaux sont également extrêmement utiles en raison des risques similaires auxquels sont exposées les nations voisines. Le partage régional des données sur le statut des EEE, des résultats des évaluations des menaces et des pratiques de gestion efficaces, serait utile aux plans de gestion des EEE de tous les pays. Les auteurs citent les efforts régionaux déjà existants tels que DAISIE, EASIN et le récent règlement européen (Tollington et al., 2015), le partenariat Australie-Afrique sur la biosécurité végétale ou encore le Conseil phytosanitaire interafricain comme de bons points de départ de ces efforts.
Ils concluent en indiquant que de nombreuses EEE pourraient être introduites à l’avenir dans les pays peu développés et les points chauds de la biodiversité qu’ils abritent, car ces pays ont connu jusqu’à présent relativement peu de commerce international. Les augmentations à venir des échanges pourraient donc y accroître les flux d’EEE. Une cartographie des impacts potentiels sur la biodiversité, l’économie et la santé humaine des EEE actuelles et potentielles devrait donc être la prochaine étape importante dans l’évaluation des risques à l’échelle mondiale, en particulier dans les pays peu développés et à forte biodiversité.
Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relectures : Doriane Blottière et Emmanuelle Sarat, Comité français de l’UICN
Références
- Banks N. C., Paini D. R., Bayliss K. L., Hodda M. 2015. The role of global trade and transport network topology in the human-mediated dispersal of alien species. Ecol. Lett. 18, 188–199.
- Catford J. A. et al. 2012. The intermediate disturbance hypothesis and plant invasions: Implications for species richness and management. Perspect. Plant Ecol. Evol. Syst. 14, 231–241.
- Gallardo, B. & Aldridge, D. C. 2013. The ‘dirty dozen’: socio-economic factors amplify the invasion potential of 12 high-risk aquatic invasive species in Great Britain and Ireland. J. Appl. Ecol. 50, 757–766.
- McGeoch M. A. et al. 2010. Global indicators of biological invasion: species numbers, biodiversity impact and policy responses. Divers. Distrib. 16, 95–108.
- Tatem A. J. 2009. The worldwide airline network and the dispersal of exotic species: 2007–2010. Ecography 32, 94–102.
- Tollington S. et al. 2015. Making the EU legislation on invasive species a conservation success. Conserv. Lett. doi:10.1111/conl.12214.