Analyse prospective des risques d’introduction de nouvelles espèces invasives en Irlande

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Réalisée en 2017, une analyse prospective des espèces exotiques envahissantes présentant les risques d’arrivée les plus importants en Irlande a permis d’établir deux listes hiérarchisées, un Top 10 et un Top 40, pouvant aider à y améliorer les politiques de gestion de ces espèces. Cet article résume le processus d’établissement de ces listes, qui a fait appel à de nombreux experts au cours de différents ateliers.

Le règlement européen relatif à la prévention et à la gestion de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes (EEE) de 2014 confie aux Etats membres la responsabilité de préciser les statuts des espèces exotiques envahissantes sur leur territoire et de mettre en œuvre une évaluation des risques permettant d’identifier les nouvelles espèces susceptibles de s’y établir en tant qu’EEE. Une analyse prospective, utilisant toutes les données disponibles sur un grand nombre d’espèces exotiques déjà considérées comme envahissantes dans des pays proches ou dans des zones biogéographiques similaires, peut fournir une base scientifique pour une identification de ces EEE.

Une telle analyse vient d’être réalisée en Irlande lors d’un atelier ayant eu lieu les 19 et 20 avril 2017 à l’Institute of Technology de Sligo, avec le soutien de l’Agence irlandaise de protection de l’environnement. Ce travail collectif a réuni plus d’une quarantaine d’experts de la République d’Irlande, d’Irlande du Nord et de Grande-Bretagne choisis parmi des chercheurs, des praticiens et des acteurs institutionnels de la gestion des EEE, en conservant un équilibre des compétences entre les taxons terrestres, d’eau douce et marins. Comme la majorité des invasions biologiques de l’île proviennent de Grande-Bretagne, en lien avec les multiplicité des mouvements de marchandises et de personnes entre les deux pays, ils ont décidé d’utiliser la démarche déjà engagée au Royaume-Uni en 2014 (Roy et al., 2014) avec quelques ajustements pour refléter le contexte environnemental et social différent de l’Irlande.

Une analyse prospective ?

Il s’agit d’une analyse systématique consistant à rechercher des preuves pertinentes et crédibles concernant les menaces potentielles et les opportunités d’introductions actuellement mal connues, pour orienter et hiérarchiser les décisions et politiques futures face aux menaces identifiées. Un tel exercice comprenant plusieurs phases successives peut fournir aux décideurs des informations permettant d’élaborer des stratégies et des plans fiables mais flexibles pour la gestion future de l’environnement (Sutherland et Woodroof, 2009).
Les objectifs de l’atelier étaient donc de contribuer aux obligations de l’Irlande en lien avec le règlement européen en identifiant les espèces les plus susceptibles d’arriver, de s’installer et de créer des dommages à la biodiversité au cours des dix prochaines années : les “door-knockers”, littéralement celles qui frappent à la porte…

La démarche

L’analyse a comporté deux phases distinctes de travail :

Phase 1 : préalablement à l’atelier, il s’agissait d’établir des listes d’EEE potentielles, s’appuyant sur des listes antérieures : l’analyse réalisée en Grande-Bretagne (Roy et al., 2014), une précédente analyse en Irlande, des données issues de l’outil d’analyse des risques des espèces non indigènes en Irlande (NAPRA) et de la liste des 37 EEE préoccupantes à l’échelle européenne. Ce travail préparatoire a été réalisé par le Centre national irlandais de données sur la biodiversité. La liste globale établie comprenait 160 espèces déjà identifiées comme présentant un risque élevé, soit 96 espèces terrestres, 44 espèces d’eau douce et 20 espèces marines.
Cette liste d’EEE potentielles a ensuite été analysée par des groupes d’experts constitués de 7 ou 8 personnes dont un chef de groupe et un rapporteur. Chaque groupe a été constitué en fonction d’expertises complémentaires des taxons dans chacun des environnements terrestre, marin et d’eau douce. Les experts ont également reçu pour examen des listes d’espèces supplémentaires (réalisées à partir d’autres sources documentaires, de leurs propres opinions et de celles d’autres experts) et ont été invités à proposer d’autres EEE pour compléter la liste proposée. Les ajouts à la liste ont été transmis avant l’atelier. Le tableau 1 présente les nombres d’espèces ayant fait partie de l’analyse.

La cohérence des informations rassemblées pour chaque espèce a été obtenue par la fourniture d’une grille de rubriques comportant les critères suivants : espèce, groupe taxonomique, groupe fonctionnel, aire de répartition naturelle, voie d’arrivée probable, incertitude, commentaires et références. Des notes d’orientation ont été fournies sur la manière de compléter la grille. Les groupes fonctionnels ont été classés comme producteurs primaires, herbivores, omnivores, prédateurs et parasites. Les filières d’arrivée ont été définies selon la classification de l’UICN. Chaque groupe a normalisé l’évaluation de la menace en évaluant chacune des probabilités d’arrivée, d’établissement et d’impact sur la diversité biologique selon une grille de 1 (très peu probable) à 5 (très probable). L’impact sur la biodiversité a été évalué en prenant en compte les paramètres suivants, adaptés de Branquart (2009). L’approche adoptée sur l’incertitude de chaque probabilité a consisté à tenir compte de celle liée aux informations disponibles et à celle de l’évaluation elle-même (Kelly et al., 2013).

Catégories d’impacts selon Branquart (2009)

  1. Potentiel de dispersion
  2. Colonisation d’habitats à haute valeur de conservation
  3. Impacts négatifs sur les espèces indigènes :
    a) Prédation / herbivorie
    b) Compétition
    c) Transmission d’agents pathogènes et de parasites aux espèces indigènes
    d) effets génétiques
  4. Altération des fonctions de l’écosystème :
    a) Modification du cycle des nutriments
    b) Modifications physiques à l’habitat
    c) Modifications des successions naturelles
    d) Perturbation des réseaux trophiques

Cette phase de consultation préliminaire s’est déroulée sur trois semaines. Les scores obtenus ont servi à orienter le classement des espèces, offrant ainsi un point de départ au débat réunissant les experts, tous groupes confondus.

Phase 2 : construction d’un consensus lors de l’atelier.
Lors de la première journée, une première séance a rassemblé les chefs de groupe pour un passage en revue des listes d’espèces et des échanges sur leurs scores proposés dans les différents groupes afin d’assurer une harmonisation de ces scores. La seconde séance de la journée a réuni tous les experts. Après une séance plénière expliquant le processus de l’atelier, les participants se sont ensuite répartis en groupes d’experts pour discuter et affiner les scores des espèces figurant sur leurs listes. La liste des EEE pour chaque biome (terrestre, eau douce et marin) a été passée en revue pour affiner le classement.

En utilisant les feuilles de notation individuelles de chacun des experts, dans chaque groupe une note globale pour chaque espèce a été déterminée comme étant la somme des notes pour la probabilité d’arrivée, l’établissement et l’impact (soit une note maximale de 15). Ces notes globales ont été utilisées pour classer les espèces en catégories à risque faible, moyen et élevé en vue de la phase suivante de l’exercice. Les participants ont ensuite examiné et modifié les scores des espèces afin de produire une liste classée des espèces obtenue avec l’accord de l’ensemble de chaque groupe.
Seules les espèces considérées comme ayant une probabilité moyenne ou élevée (scores de 3 ou plus) dans toutes les catégories (arrivée, établissement et impact) ont été de nouveau examinées dans la phase suivante du processus destinée à aboutir à un consensus entre les différents groupes. Des discussions ultérieures entre les chefs de groupe ont permis la modération des scores de groupe, afin de créer une liste agrégée et classée d’espèces de tous les groupes.
Un examen global du classement des groupes a terminé les travaux de la première journée de l’atelier.

La seconde journée a consisté en un dernier examen de la liste compilée et classée, comportant des échanges dans le cadre d’une discussion ouverte entre tous les experts, et s’est terminée par un vote à la majorité. Les discussions ont été plus détaillées pour les espèces classées comme ayant un impact élevé (avec un degré de certitude élevé) dans la liste agrégée (Top 10).
Une séance de synthèse a permis de déterminer les 30 espèces suivantes, susceptibles d’arriver, de s’installer et de présenter des impacts sur la biodiversité indigène au cours des dix prochaines années. Comme l’indiquent les auteurs, la liste finale issue d’un tel exercice d’analyse prospective peut fournir une base scientifique robuste pour de futurs travaux d’évaluation des risques liés à ces espèces (Booy et al., 2017).

Résultats

Les espèces les plus susceptibles d’arriver, de s’installer et de présenter des impacts (Top Ten et Top 40) sélectionnés par cet exercice d’Horizon Scanning sont présentées dans les Tableaux 2. L’Écrevisse géante en eau douce (Pacifastacus leniusculus) est l’espèce numéro 1 considérée le plus susceptible d’arriver sur l’île d’Irlande. Elle est suivie, dans l’ordre, par le Chevreuil (Capreolus capreolus), la Crevette tueuse (Dikerogammarus villosus), la Douve du saumon (Gyrodactylus salaris) et la Moule Quagga (Dreissena rostriformis bugensis). Les cinq espèces suivantes sont le Crabe chinois (Eriocheir sinensis), une algue rouge (Caulacanthus okamurae), la Balane d’eau chaude (Hesperibalanus fallax), le Rat musqué (Ondatra zibethicus) et le Goujon “asiatique” (Pseudorasbora parva).

Tableaux 2 : Les espèces les plus susceptibles d’arriver, de s’installer et présenter des impacts en Irlande

Remarques finales

L’établissement d’une telle liste prévisionnelle à dire d’expert ne peut évidemment pas être considéré comme une prospective garantie. Toutefois, en s’appuyant à la fois sur des corpus d’information importants, issus de données sur la biologie, l’écologie, la répartition et les modes de dispersion connus des espèces, et sur les connaissances acquises et partagées par un grand nombre d’experts, ce travail collectif peut permettre de prioriser les espèces à cibler dans la mise en place de mesures de prévention et de gestion. Cette liste peut servir de référence pour la mise en œuvre des analyses de risques que doivent réaliser les états membres de l’UE afin de répondre aux directives du règlement européen dans l’alimentation régulière de la liste d’espèces exotiques envahissantes préoccupantes à l’échelle de l’Union. Elle a aussi l’intérêt d’orienter à la fois les démarches de prévention aux frontières et à l’intérieur du territoire, et les démarches concrètes d’interventions, que ce soit dans un objectif d’éradication ou de confinement.

Une telle large concertation d’experts, construite par phases successives de notations individuelles, de discussions par ateliers, puis d’ajustements et de votes en réunion plénière permet de confronter expertises et avis, et débouche sur le meilleur résultat négocié possible. Au-delà du résultat concret apporté par cette liste, elle nous semble avoir comme bénéfice supplémentaire, peut-être moins immédiatement perceptible mais probablement très utile à moyen terme, de créer, dans un objectif convergent et étendu, un rassemblement actif d’experts qui sont habituellement dans des démarches au mieux parallèles, chacun restant penché sur son territoire, son biome, son objet de recherche.

Cet Horizon Scanning : une manière de conforter la communauté scientifique travaillant sur les invasions biologiques pour lui permettre de mieux répondre aux demandes de la société ?

Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relectures : Doriane Blottière et Emmanuelle Sarat, Comité français de l’UICN.

Bibliographie :

Davis, E., Caffrey, J.M., Dick, J.T.A., O’Flynn, C., Coughlan, N., Britton, J.R., Ramsay, R., Tricarico, E. and Lucy, F.E. 2017. Horizon scanning for invasive alien species on the island of Ireland, identification of emerging invasive alien species with the potential to threaten biodiversity. 28 pp.

Booy O., Mill A., Roy H., Hiley A., Moore N., Robertson P., Baker S., Brazier M., Bue M., Bullock R., Campbell S., Eyre D., Foster J., Hatton-Ellis M., Long J., Macadam C., Morrison-Bell C., Mumford J., Newman J., Parrott D., Payne R., Renals T., Rodgers E., Spencer M., Stebbing P., Sutton-Croft M., Walker K., Ward A., Whittaker S., Wyn G., 2017. Risk management to prioritise the eradication of new and emerging invasive non-native species. Biological Invasions, 19(8), 2401-2417.

Branquart E. 2009. Guidelines for environmental impact assessment and list classification of non-native organisms in Belgium. 4 pp. 

Kelly, J., Tosh, D., Dale, K., and Jackson, A., 2013.The economic cost of invasive and on-native species in Ireland and Northern Ireland. A report prepared for the Northern Ireland Environment Agency and National Parks and Wildlife Service as part of Invasive Species Ireland. 95 pp. 

Roy H., Peyton J., Aldridge D., 2014. Horizon scanning for invasive alien species with the potential to threaten biodiversity in Great Britain. Global Change Biology, 20(12), 3859–3871.

Sutherland W. J., Fleishman E., Mascia M. B., Pretty J., Rudd M. A., 2011. Methods for collaboratively identifying research priorities and emerging issues in science and policy. Methods in Ecology and Evolution, 2(3), 238–247.

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