La biodiversité des mares à l’épreuve de l’Écrevisse de Louisiane

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Dans un contexte mondial où l’accroissement des invasions biologiques prend de plus en plus de place au sein des changements globaux en cours, les travaux de cette thèse (Bélouard, 2018) ont consisté à étudier les possibilités de coexistence entre des espèces natives et une espèce exotique envahissante. Les travaux ont été réalisés sur la base d’observations de terrain, permettant de prendre en compte la complexité et la variabilité du milieu naturel. La démarche générale de cette étude a été d’abord de déterminer les patrons de coexistence observés entre les espèces, puis de décomposer les effets de deux processus à l’origine de ce niveau de coexistence : les interactions trophiques au sein des communautés locales et la dispersion des espèces entre les communautés.

Le cas étudié est celui de la coexistence entre les amphibiens natifs et l’Écrevisse de Louisiane (Procambarus clarkii), espèce exotique envahissante, dans des réseaux de mares bocagères du Parc naturel régional (PNR) de Brière. Originaire du sud-est des États-Unis, l’Écrevisse de Louisiane a colonisé la plupart des régions du monde au cours des dernières décennies. Elle est reconnue pour ses impacts négatifs sur de nombreux taxons, notamment les amphibiens, dont les populations sont en déclin au niveau mondial. Introduite dans le PNR de Brière dans les années 1980, cette écrevisse a rapidement colonisé les zones humides du parc. Elle représente donc une menace pour le maintien des populations d’amphibiens dans ce territoire, notamment celle du Triton marbré (Triturus marmoratus), espèce patrimoniale faisant l’objet d’une protection renforcée en métropole. Les travaux ont été réalisés à fine échelle, sur une zone de 15 km², abritant de nombreuses mares bocagères, située entre les deux étendues d’eau que sont les marais de Brière et du Mès. Ces marais abritent d’importantes densités d’écrevisses, et compte-tenu des faibles distances entre mares et marais (Figure 1), il était fortement suspecté que la totalité de ces mares soit envahie. Une précédente étude (Tréguier et al., 2018) a toutefois montré que l’écrevisse n’est présente que dans 50 % des 157 mares étudiées (5% des mares répertoriées sur la zone n’ont pas été étudiées faute d’autorisation d’accès), sans distinction de conditions d’habitat ou de caractéristiques des eaux. Une partie des travaux réalisés durant cette thèse sont détaillés ci-après.

Figure 1. L’Écrevisse de Louisiane a été détectée dans 50 % des mares de la zone étudiée

La coexistence observée en milieu naturel

L’inventaire des 157 mares a permis de préciser le niveau de coexistence de ces espèces dans la zone d’étude. Ce niveau peut toutefois être lié aux conditions d’habitat nécessaires à chacune des espèces. Pour tenir compte de cet effet, les meilleurs facteurs explicatifs de la distribution de trois espèces d’amphibiens ont été recherchés, c’est-à-dire chez la Grenouille agile (Rana dalmatina), le Triton palmé (Lissotriton helveticus) et le Triton marbré. Parmi les facteurs considérés, ont été testés l’effet de la présence d’écrevisse, mais aussi des caractéristiques d’habitat et de paysages d’intérêt pour les amphibiens : taille de la mare, quantité de végétation aquatique, présence de poissons, surface de couvert arboré ou encore linéaire de haies à proximité de la mare.

Les trois espèces d’amphibiens étaient largement répandues dans les réseaux de mares : la Grenouille agile et le Triton palmé ont été détectés dans 2/3 des mares et le Triton marbré dans 1/3. La présence d’écrevisses a pu être reliée à l’absence d’un amphibien, dans le seul cas du Triton palmé et dans un seul des deux réseaux de mares. En revanche, dans tous les cas, la présence de poissons coïncide avec l’absence des amphibiens. Par ailleurs et sans surprise, une grande quantité de végétation aquatique semble favorable à la présence des trois espèces d’amphibiens étudiées. Ainsi, les associations négatives trouvées entre amphibiens et écrevisses de Louisiane restent relativement limitées dans la zone d’étude ; des conclusions nettement moins alarmantes que celles d’autres études portant sur la conservation des amphibiens.

Ces résultats mettent en évidence que les conséquences d’une invasion biologique sur les espèces natives sont fortement liées au contexte et rappellent l’importance de la qualité des habitats pour la conservation des espèces natives.

Figure 2. Les amphibiens sont largement répandus sur la zone d’étude, malgré l’invasion de l’Écrevisse de Louisiane. Par exemple, ici, après 12 h de piégeage, les captures d’adultes Triton marbré, Grenouille agile et Triton palmé

Quels mécanismes à l’origine de la coexistence observée ?

1- La flexibilité trophique pour éviter les interactions négatives

L’addition d’une nouvelle espèce dans une communauté entraîne inévitablement des changements dans les réseaux d’interactions, et les multiples impacts des espèces exotiques envahissantes sont souvent liés à leurs interactions trophiques avec les espèces natives. Par l’étude des réseaux trophiques, l’équipe de chercheurs a pu approfondir la compréhension des relations entre amphibiens et écrevisse au sein de ces mares. En effet, les espèces exotiques envahissantes peuvent prédater les espèces natives, ou entrer en compétition avec elles pour la ressource alimentaire : une contrainte pouvant causer des changements d’utilisation des ressources chez les espèces natives.

L’Écrevisse de Louisiane est une espèce omnivore, généraliste, occupant une position centrale dans les réseaux trophiques car associée à une grande flexibilité trophique. Cela la prédispose à interagir avec des espèces de plusieurs niveaux trophiques, et notamment les larves et adultes d’amphibiens. Sa prédation sur les larves d’amphibiens et sa pression sur la disponibilité des ressources a été montrée en conditions expérimentales. L’étude des réseaux trophiques par les analyses d’isotopes stables permet d’identifier les relations trophiques entre taxons, et les patrons de variations de ces relations en milieux naturels.

Cette technique a toutefois été peu utilisée chez les amphibiens car elle nécessite de prélever du muscle, échantillonnage létal inacceptable pour des espèces menacées. Un travail préalable a donc consisté à développer une technique d’échantillonnage la moins dommageable possible pour les amphibiens. Nous avons ainsi montré que ces analyses d’isotopes stables sont réalisables à partir du prélèvement d’un morceau de nageoire se régénérant ensuite rapidement.

Figure 3. Illustration du prélèvement effectué sur la nageoire caudale d’un triton marbré pour les analyses de réseaux trophiques par les isotopes stables

Les réseaux trophiques ont été étudiés dans 20 mares selon un gradient d’abondance de l’Écrevisse de Louisiane. Compte-tenu de la limitation des ressources disponibles dans les petits écosystèmes que sont les mares, il était attendu une forte compétition entre écrevisse et amphibiens, produisant un recouvrement de leurs niches trophiques. Aucun recouvrement de cette nature n’a pourtant été recensé et ce, quelle que soit l’abondance des écrevisses. En revanche, de larges variations ont été enregistrées dans la position et la taille de niche trophique des amphibiens. Cela signale à la fois la flexibilité de leur régime alimentaire selon les ressources disponibles, et la variabilité du régime alimentaire entre individus. Les analyses se poursuivent pour déterminer ce qui expliquerait cette variation : influence de l’abondance de l’écrevisse, de la taille de chaînes trophiques, ou encore de la productivité des mares. Une flexibilité aussi importante de la niche trophique des amphibiens pourrait leur permettre d’éviter la compétition avec l’écrevisse, ou de se spécialiser sur des ressources inaccessibles à cette dernière, dans des micro-habitats où le risque de prédation serait moindre. La suite de cet axe de travail devrait permettre de confirmer si la flexibilité trophique des amphibiens peut constituer, en milieu naturel, une facilitation de leur coexistence avec l’écrevisse exotique envahissante.

2- La dispersion pour connecter les populations

La dispersion des espèces, premier mécanisme responsable de la présence de nouvelles espèces dans une communauté, a été étudiée à très fine échelle spatiale grâce à la génétique du paysage[1].

Compte-tenu de la capacité de l’Écrevisse de Louisiane à se mouvoir en milieu terrestre, et le recensement dans la bibliographie de déplacements aquatiques de plusieurs kilomètres, la dispersion de l’écrevisse aurait dû être illimitée dans la zone de 15 km² étudiée. Au niveau génétique, cela se serait alors traduit par l’absence de structuration génétique entre les 36 mares et stations de marais échantillonnées. Or, une très forte structuration génétique a été mise en évidence sur la zone d’étude, témoignant de l’existence de rares mouvements d’individus entre les populations. Les analyses ont montré que la connectivité aquatique est le facteur clé structurant les échanges entre populations, les cours d’eau étant utilisés comme corridors de dispersion, et quelques mètres de matrice terrestre suffisent à isoler les populations. Ce sont les limites en eau qui définissent les limites des populations : chaque mare abrite une population isolée d’écrevisses, même lorsqu’elle est éloignée d’une autre population de 30 mètres seulement, tandis qu’un marais entier sans barrière terrestre forme une entité génétique, bien que les stations puissent être éloignées de plusieurs kilomètres. Dans les mares isolées du réseau hydrographique, l’isolement génétique est si fort et la taille efficace de la population si faible, qu’une perte significative de diversité génétique a été observée sur une durée de seulement deux ans. La persistance de ces populations pourrait même être remise en cause, car les conséquences de l’isolement et l’influence de la dérive génétique peuvent conduire à des extinctions locales de populations.

Figure 4. L’Écrevisse de Louisiane est capable de se déplacer en milieu terrestre, mais dans le réseau de mares étudié dans le PNR de Brière, c’est via les cours d’eau qu’elle colonise de nouvelles mares.

Dans la zone d’étude, la dispersion de l’Écrevisse de Louisiane est donc limitée aux mares proches du réseau hydrographique (Figure 5). En conséquence, une absence de connexion des mares au réseau hydrographique pourrait prévenir leur colonisation par l’Écrevisse de Louisiane.

Figure 5. La distance maximale entre une source en écrevisses (cours d’eau ou marais) et une mare envahie de façon naturelle (entités rouges) est de 120 mètres. Cette distance a été utilisée pour définir une zone de colonisation potentielle (en gris). Même au sein de cette zone, l’écrevisse est absente d’une large proportion de mares (entités vertes).

Les espèces exotiques envahissantes peuvent considérablement altérer la persistance des espèces natives dans les communautés en milieu naturel. Dans de tels cas, la dispersion est indispensable à l’échelle du paysage pour le maintien des espèces natives. Si l’arrivée de l’Écrevisse de Louisiane avait un fort effet sur la communauté de la mare, alors la dispersion serait un mécanisme prépondérant pour éviter l’extinction des populations d’amphibiens. Les amphibiens sont souvent considérés comme ayant de faibles capacités de dispersion, et cela pourrait diminuer leur capacité de résilience face à l’invasion de l’Écrevisse de Louisiane. Les analyses de génétique du paysage ont à nouveau été utilisées pour étudier les capacités de dispersion chez trois espèces d’amphibiens : le Triton palmé, le Triton marbré et la Rainette verte (Hyla arborea). Chez la Rainette verte et le Triton palmé, la plupart des populations étudiées étaient génétiquement indifférenciées, indiquant qu’il existait de forts flux de dispersion entre les mares. Seul le Triton marbré a montré une limitation de flux de gènes dans la zone d’étude, les populations étant génétiquement connectées de proche en proche selon un patron d’isolement par la distance. De plus, pour cette espèce, le réseau de haies a été identifié comme corridor de dispersion pour expliquer la connexion entre les mares.

Figure 6. Les amphibiens se dispersent largement à travers la zone d’étude, même le Triton marbré, qui utilise le réseau de haies comme corridor de dispersion

Contrairement à ce qui était attendu, les flux de gènes étaient donc plus importants chez les trois espèces d’amphibiens étudiées que chez l’Écrevisse de Louisiane, ce qui illustre leur capacité à se disperser vers et depuis des mares inaccessibles à l’écrevisse (mares « sources »), et potentiellement de renforcer ainsi des populations localement affaiblies (mares « puits »). La dispersion constitue donc un mécanisme par lequel les métapopulations d’amphibiens peuvent se maintenir malgré l’invasion de l’Écrevisse de Louisiane, sous réserve de la présence de milieux inaccessibles à l’espèce invasive. Des analyses supplémentaires en cours incluent la détermination de la symétrie des taux de migration, ce qui permettra d’identifier si les populations d’amphibiens en contact avec les populations d’écrevisse deviennent effectivement des « puits », dont la persistance est liée aux flux venant d’autres populations.

Vers la possibilité d’une coexistence espèces natives/espèce exotique envahissante

L’ensemble de ces travaux apporte un nouvel éclairage sur les possibilités de coexistence entre une espèce exotique envahissante et des espèces natives. D’abord, les amphibiens sont encore largement présents sur la zone d’étude malgré l’arrivée de l’Ecrevisse de Louisiane 30 ans auparavant. De façon surprenante, l’Écrevisse de Louisiane se disperse peu, au point que certaines populations d’écrevisse pourraient s’éteindre spontanément, alors qu’on la sait capable de longs déplacements aquatiques et de sorties terrestres. Au sein des mares, son impact sur les populations d’amphibiens est seulement limité. Ces travaux ont mis en évidence que l’habitat (présence de poissons, végétation aquatique, couvert de canopée) et le paysage (réseau de haies) ont une grande importance pour le maintien des amphibiens dans leur coexistence avec l’Écrevisse de Louisiane.

L’utilisation de la théorie de la coexistence appuie ici l’idée que les espèces envahissantes représentent un risque moindre pour la biodiversité lorsque la flexibilité trophique et la dispersion permettent aux espèces natives de se maintenir, dans des conditions environnementales favorables. La gestion conservatoire des milieux colonisés ne doit pas être abandonnée et, au contraire, le maintien ou la restauration de conditions d’habitat variées et propices aux espèces natives est un facteur pouvant leur permettre une coexistence durable avec les espèces exotiques envahissantes.

 

[1] Génétique du paysage : discipline consistant à décrire l’influence des structures paysagères et environnementales sur la structuration spatiale de la variabilité génétique.

 

Remerciements :

Ces travaux ont été financés par l’Office français pour la biodiversité (programme de recherche coordonné par Jean-Marc Paillisson) et le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (bourse de thèse de Nadège Bélouard). Ils ont été menés en collaboration avec le Syndicat mixte du Parc naturel régional de Brière, et avec l’autorisation d’accès des propriétaires privés de mares. Les captures d’amphibiens et d’écrevisses ont été réalisées avec les autorisations n°45/2011, 15/2012, 08/2015, 07/2016 et 12/2017 accordées par la préfecture de Loire-Atlantique. Les biopsies de nageoire d’amphibiens ont été réalisées en accord avec les consignes relatives à l’éthique de l’utilisation des animaux en recherche scientifique sous le permis n°APAFIS#3125-20152071140177v2.

 

Auteur : Nadège Bélouard
Relectures : Emmanuelle Sarat et Madeleine Freudenreich, Comité français de l’UICN, Alain Dutartre, expert indépendant et Nicolas Poulet, OFB

 

Liste des publications associées à ces travaux :

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