EICAT + : propositions d’un cadre organisé d’évaluation des impacts positifs des EEE sur la biodiversité indigène

 In dossiers de la lettre d'information

Mesurer les impacts des EEE ?

S’il est maintenant tout à fait admis que les espèces exotiques envahissantes (EEE) sont une des principales pressions affectant la biodiversité de notre planète, l’évaluation des impacts que causent dans leurs milieux d’accueil ces espèces transportées par les actions humaines reste un vaste domaine de recherche encore en pleine évolution.
Arriver à une quantification la plus précise possible de l’ampleur de ces impacts est une nécessité qui devrait être partagée par l’ensemble des acteurs concernés par les aspects politiques, économiques et de recherche pour agir au mieux dans la gestion de ces espèces à toutes les échelles, du local au mondial.

Depuis des décennies, des recherches ont été menées pour contribuer à l’évaluation des impacts des EEE, apportant de très grands nombres d’informations sur ces espèces et les écosystèmes concernés. Cependant d’importantes difficultés d’agrégation des acquis de ces recherches, difficultés particulièrement liées à la multiplicité des taxons et à la diversité des écosystèmes examinés, subsistent toujours et réduisent les possibilités de partage de ces acquis ainsi que l’efficacité de la coopération internationale sur la gestion des espèces.

Proposer un cadre de référence…

Catégories des standard EICAT

C’est pourquoi des travaux portant plus spécifiquement sur les possibilités de création d’un standard mondial de classification des impacts ont été développés durant la dernière décennie. Ils ont permis la publication en 2017 d’une première proposition collective baptisée EICAT (“Environmental Impact Classification of Alien Taxa“), portant spécifiquement sur l’évaluation des impacts environnementaux des espèces exotiques. Cette proposition a été officialisée en 2020 par la diffusion d’un standard proposé par l’UICN.
Pour améliorer encore les capacités collectives et l’efficacité de la démarche, des travaux menés en parallèle s’étaient également portés sur l’évaluation des impacts socio-économiques des espèces exotiques. Ils ont abouti la même année à une autre publication collective proposant une méthode similaire de classification pour ces impacts, SEICAT, pour “Socio-economic impact classification of alien taxa“.

Ces propositions concernent les seuls impacts négatifs des taxons exotiques sur les écosystèmes et les activités humaines. Les modifications les plus immédiatement perceptibles engendrées par les invasions biologiques ont en effet très longtemps été les nuisances et dommages causés à de nombreux usages humains par les colonisations de ces nouvelles espèces dans les territoires colonisés. Nuisances et dommages divers expliquent bien sûr le vaste développement des pratiques de régulation mises en place pour les réduire ou les annuler mais, depuis quelques années, des critiques portant sur le fait que la plupart des évaluations sur les impacts des taxons exotiques étaient faites “à charge”, sans analyse transversale globale des effets de ces arrivées sur la biodiversité, se sont progressivement diffusées dans les mondes de la recherche, de la gestion et des usagers.

Élargir encore le cadre

Notons également que depuis plusieurs décennies, les recherches en écologie ont très largement porté sur la compréhension des fonctionnements des écosystèmes. Elles ont débouché dans un premier temps sur une approche de leurs fonctions écologiques puis, depuis une quinzaine d’années, avec l’émergence d’une vision plus anthropocentrée de la nature, sur des évaluations de services écosystémiques rendus par ces écosystèmes.

Ces services sont fournis par les fonctions écologiques des différentes communautés présentes dans les écosystèmes et l’ensemble des interactions entre elles mais, au final, il devrait s’agir, au plus près des acteurs présents dans le système, de considérer les fonctions de chaque espèce lui permettant d’assurer sa propre survie.

Si l’on peut admettre que dans un écosystème indemne de toute arrivée d’espèce nouvelle les interactions entre les espèces co-existantes ne créent pas de modifications notables et rapides de ce système, l’arrivée d’une nouvelle espèce peut au contraire en induire. L’analyse de ces modifications peut alors porter sur l’ensemble des communautés (la biodiversité) et/ou sur la communauté à laquelle appartient taxonomiquement l’espèce introduite et/ou, bien sûr, sur le taxon lui-même.
Dans ce contexte, les modifications créées par l’arrivée d’un nouveau taxon, acteur fonctionnel supplémentaire du système, peuvent être décrites comme des impacts négatifs ou positifs en fonction des évolutions des processus écologiques examinés dans l’écosystème d’accueil. Ces modifications peuvent également subir la même description en fonction des évolutions qu’elles induisent sur les usages humains et le contexte socioculturel du territoire.

N.B. : la publication comporte 117 références bibliographiques et son texte intègre de très nombreux renvois vers ces références. Afin de ne pas trop surcharger la lecture de cet article, les chiffres entre crochets correspondent aux références de la publication qui est en accès libre, permettant au lecteur désireux d’en apprendre un peu plus sur le point considéré de consulter dans presque tous les cas le résumé de la publication, et dans divers cas d’accéder à l’article original.

 

Une proposition pour couvrir l’ensemble de la problématique

Grèbe à bec bigarré (Podilymbus podiceps) prédateur naturel de l’Écrevisse de Louisiane © J. Maughn

Afin de poursuivre la démarche EICAT déjà engagée et dans l’objectif de couvrir l’ensemble des interactions, Giovanni Vimercati et ses collègues viennent de proposer un nouveau cadre permettant de classer les impacts positifs des taxons exotiques sur la biodiversité indigène : EICAT+.

Estimant que l’identification des seuls impacts négatifs des EEE sur la biodiversité indigène ne rend pas pleinement compte des possibilités d’évolution, car des impacts positifs peuvent se produire (ils citent en exemple que le développement d’un taxon exotique peut augmenter la taille d’une population d’un taxon indigène en fournissant des ressources trophiques supplémentaires), ils proposent donc une évaluation claire et transparente de tous les impacts, négatifs et positifs (“Clear and transparent evaluation of all impacts, negative and positive“) pouvant toucher les taxons indigènes pour mieux comprendre la dynamique et les mécanismes de ces impacts.

Cette meilleure compréhension profiterait à l’ensemble des parties prenants de la gestion des EEE (chercheurs, gestionnaires, décideurs, grand public), en particulier en fournissant une base de données objectives pour étayer discussions et débats sur les questions de conservation et de régulation d’espèces.

Une construction itérative

Les auteurs présentent le processus de consultation qui a permis l’établissement de cette proposition. Il a été organisé en quatre étapes successives. Faisant appel à un groupe d’experts ayant déjà contribué à la mise en œuvre de l’EICAT [10,24,25,61] et connaissant bien son application dans divers contextes d’invasion, la première a permis de formuler une version préliminaire de l’EICAT+. Pour la deuxième étape, de nombreux experts sélectionnés en raison de leurs connaissances approfondies des invasions, et dont beaucoup avaient contribué au développement du cadre EICAT, ont été invités à donner leur avis sur les concepts fondamentaux du cadre proposé.

Après un consensus général établi entre les experts, la troisième étape a consisté, tout d’abord en une rédaction d’une première version du document, puis en la production de versions successives comportant chacune de nouvelles contributions des experts sur le contenu (idées, cas concrets, texte, figures, …). La quatrième et dernière étape a permis l’élaboration finale du cadre et du document après accord des experts ayant participé.

La structuration du cadre conceptuel a été calquée sur celle de EICAT, s’appuyant sur des scénarios semi-quantitatifs organisés en cinq catégories ascendantes d’ampleur de l’impact. Conformément à EICAT, EICAT+ prend en compte les impacts au niveau des individus (Minimal et Mineur) et des populations (Modéré, Majeur et Massif) d’un taxon indigène. La figure 1 présente la démarche de ces évaluations et les cinq scénarios ou catégories d’impacts.


Fig 1. (Extrait de Vimercati  et al., 2022) : Schéma conceptuel des 5 scénarios semi-quantitatifs utilisés dans EICAT et EICAT+ pour évaluer les impacts négatifs (à gauche) et positifs (à droite) causés par un taxon exotique focal (ici, une espèce d’arbuste) sur des taxons indigènes d’intérêt (une espèce d’herbe et une espèce d’oiseau). Les flèches noires indiquent l’introduction et l’établissement du taxon exotique dans un écosystème récepteur. La flèche bleue indique le rétablissement ou la prévention de l’extinction d’un taxon indigène à cause d’un taxon exotique (voir aussi Fig 2). Les figures ombrées en rouge indiquent les endroits inoccupés par le taxon indigène (par exemple, en raison d’extinctions locales dans l’EICAT.

Ce cadre distingue les impacts Majeurs et Massifs sur la base de la réversibilité d’un impact après la disparition du taxon exotique de l’écosystème considéré, en attribuant un score de confiance (élevé, moyen, faible) pour chaque impact enregistré afin de fournir une estimation de l’incertitude. Il décrit les différents mécanismes par lesquels les taxons exotiques peuvent avoir un impact sur les individus et les populations indigènes et, enfin, avec le recueil des preuves d’impact, il propose une évaluation globale d’un taxon et un classement en fonction du niveau de critère le plus élevé dans tous les mécanismes d’impact.

Il est précisé que, dans le cadre EICAT+, un taxon exotique peut être évalué comme ayant un impact positif sur un taxon indigène et dans le cadre de l’EICAT comme ayant un impact négatif sur un autre taxon indigène, ou encore comme ayant des impacts différents sur le même taxon mais dans des sites ou des contextes différents.

De forts intérêts

Trois raisons sont évoquées pour le développement de ce cadre, compatible avec les démarches EICAT :

1) Améliorer la compréhension des interactions entre taxons exotiques et indigènes
Cette classification pourrait permettre en particulier de mieux comprendre comment ces interactions peuvent affecter les dynamiques écologiques et écosystémiques et fournir des informations utiles pour la gestion adaptative [39]. Par exemple, des études des interactions entre des taxons exotiques et indigènes pourraient aider à identifier des taxons indigènes facilitant l’établissement ou empêchent l’élimination de certains taxons exotiques ou, au contraire, consommant des taxons exotiques, créant ainsi une résistance biotique utilisable dans la lutte biologique [43, 44, 45, 46].

2) Prévoir les effets indirects et potentiellement négatifs de la gestion des taxons exotiques
Une meilleure compréhension des effets positifs d’un taxon exotique sur la biodiversité indigène pourrait aider à identifier les effets indésirables que son élimination pourrait créer sur les communautés indigènes [47], comme par exemple le développement de ravageurs antérieurement contrôlés par des prédateurs exotiques ou la perte de refuges sans prédateurs fournis par une plante exotique et exploités par des espèces indigènes menacées [50].

3) Améliorer la compréhension des interactions entre les taxons exotiques et les autres facteurs de changement global
L’évaluation de ces impacts positifs pourrait permettre de déterminer dans quelle mesure les populations exotiques établies peuvent atténuer les effets négatifs d’autres pressions anthropiques sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes, comme les pertes et modifications d’habitats [51], le changement climatique ou la pollution [52]. Ce pourrait être particulièrement important pour les taxons exotiques intentionnellement introduits (restauration de fonctions écologiques, contrôle biologique) [53, 54, 55].

 

Cinq catégories d’impacts positifs

Le premier scénario de l’EICAT+, “impact positif minimal (ML+)”, décrit des augmentations négligeables de la performance individuelle des taxons indigènes, des cas où l’exotique et l’indigène interagissent par un des mécanismes pouvant potentiellement conduire à un impact positif mais où aucune augmentation des performances n’a encore été détectée. Cela peut se produire lorsque les taxons exotiques remplissent seulement le même rôle fonctionnel que d’autres taxons sans augmenter les performances des individus indigènes [35].
Parmi les exemples cités dans la publication se trouvent la fourniture de pollen et de nectar aux pollinisateurs indigènes [42,62,63] ou des poissons exotiques consommés par des poissons prédateurs indigènes [64,65], mais sans preuve que ces interactions améliorent la survie, la croissance ou la taille des consommateurs indigènes.
Les auteurs rappellent que les taxons classés à ce niveau d’impact ne doivent pas être confondus avec ceux classés comme insuffisamment documentés (DD), pour lesquels aucune information n’est disponible pour mesurer un impact ou lorsque les preuves disponibles ne sont pas suffisamment fiables.

Le deuxième scénario de l’EICAT+, “impacts positifs mineurs (MN+)”, décrit des augmentations de la performance des individus indigènes causées par les taxons exotiques, comme des augmentations des taux de croissance, de fécondité, de photosynthèse ou du succès de chasse des organismes indigènes, mais sans augmentation détectée de la taille de la population du taxon indigène. Parmi les exemples, celui du Solidage du Canada (Solidago canadensis) augmentant le taux de croissance de la Tanaisie commune indigène (Tanacetum vulgare) par la production de produits allélopathiques supprimant des champignons pathogènes [66], ou améliorant le succès de chasse d’araignées indigènes en leur fournissant des habitats de recherche de nourriture [67]. Un autre exemple porte sur le cas du Poisson-lion (Pterois volitans) réduisant l’abondance d’un poisson indigène dominant [68] et augmentant ainsi indirectement le taux de croissance des juvéniles d’un autre poisson indigène en compétition.

Le troisième scénario de l’EICAT+, “impacts positifs modérés (MO+)”, décrit les cas où un taxon exotique augmente la taille de la population d’au moins un taxon indigène, ou empêche/atténue un déclin de la population en cours. Les exemples cités sont une augmentation de l’abondance d’oiseaux frugivores indigènes grâce à l’apport de fruits de chèvrefeuilles (Lonicera spp.) exotiques [70], l’augmentation de l’abondance d’un éphémère indigène (Caenis spp.) dans le lac de Constance utilisant au stade larvaire la Corbicule asiatique (Corbicula fluminea) comme support de vie [71], l’augmentation de l’abondance des moules dans des biotopes marins grâce au développement d’une algue verte exotique (Codium fragile ssp. tomentosoides) créant de nouveaux micro-habitats dans la partie nord de la Mer Adriatique [72], ou encore l’augmentation de l’abondance de plusieurs invertébrés indigènes dans la litière produite par des plantes exotiques en Nouvelle-Zélande [73].

Les quatrième et cinquième scénarios EICAT+, “Impacts positifs majeurs (MR+)” et “Impacts positifs massifs (MV+)“, font référence à l’augmentation du taux d’occupation d’au moins un taxon indigène par le rétablissement local de populations indigènes dans leurs aires de répartition d’origine.
Pour être pris en compte dans EICAT+, un tel rétablissement peut se produire via une colonisation naturelle ou une réintroduction par l’homme (accidentelle ou délibérée), sous réserve qu’aucun effort supplémentaire de conservation visant à réintroduire des individus indigènes n’a été réalisé depuis l’introduction du taxon exotique [24].

La distinction entre les impacts majeurs et massifs réside dans leur réversibilité. Lorsque des éléments indiquent que la population indigène rétablie, ou la population indigène dont l’extinction a été évitée, s’éteindrait si le taxon exotique n’était plus présent, l’impact positif, alors considéré comme transitoire, est classé comme majeur (MR+). Si la population indigène rétablie, ou la population indigène dont l’extinction a été évitée, persiste même si le taxon exotique n’est plus présent, l’impact positif, jugé durable, est alors classé comme Massif (MV+). Les impacts positifs ne sont classés comme massifs que si la population indigène rétablie, ou la population indigène dont l’extinction a été évitée, persiste pendant au moins 10 ans ou 3 générations (la période la plus longue étant retenue) après la disparition/le retrait du taxon exotique [24].

Des exemples conceptuels d’impacts positifs majeurs favorisés par un taxon exotique par le biais d’un rétablissement local ou d’une prévention de l’extinction sont présentés à la figure 2.

(A) Le palmier exotique provoque le rétablissement local de l’espèce d’oiseau indigène, par exemple, via la dispersion naturelle des oiseaux à travers l’archipel

(B) La guêpe parasitoïde exotique agit comme un agent classique de classique de biocontrôle contre les charançons exotiques du palmier et empêche l’extinction de la population d’oiseaux.

Fig. 2 (Extrait de Vimercati  et al., 2022) : Exemples hypothétiques d’impacts positifs majeurs (MR+) provoqués par un palmier exotique (A) et une guêpe parasitoïde exotique (B) sur une population locale d’une espèce d’oiseau indigène (taxon d’intérêt) sur un archipel.

Notez que dans le cadre de l’EICAT+, l’impact est qualifié de majeur, que le charançon du palmier soit exotique ou indigène, car l’impact positif indirect est causé par un taxon exotique (la guêpe parasitoïde). Puisque l’on peut supposer que la population nouvellement établie (A) ou la population reconstituée (B) ne persisterait pas si le taxon exotique à l’origine de l’impact positif indirect n’était plus présent sur l’île, les impacts ne doivent pas être classés comme massifs (MV+) c’est-à-dire que le palmier ou la guêpe exotique doit continuer à être présent sur l’île pour que l’espèce d’oiseau indigène survive. Les flèches noires indiquent l’introduction et l’établissement de taxons exotiques dans un écosystème récepteur. Les flèches bleues indiquent le rétablissement (A) et la prévention de l’extinction (B) d’un taxon indigène en raison d’un taxon exotique.

D’autres exemples divers sont cités. Parmi eux, le retour du Bruant de Botteri en Arizona, après sa disparition temporaire de son aire de répartition d’origine et utilisant de nouveaux sites d’envol fournis par les Eragrostis exotiques [75]. L’extension de l’aire géographique de certains papillons californiens se nourrissant sur des plantes introduites est également évoquée [62] ; ainsi que l’exemple sur des îles japonaises de l’utilisation comme refuge de la litière de Casuarina stricta (arbre pouvant atteindre 10 m de hauteur), par des escargots indigènes menacés par la prédation de rats exotiques [50].

Mécanismes des impacts positifs

Les mécanismes par lesquels les taxons exotiques peuvent améliorer les caractéristiques de la biodiversité indigène sont regroupés de la même manière que ceux décrits dans EICAT, ce qui facilite la cohérence et la comparabilité des deux systèmes d’évaluation. Les mécanismes décrits dans EICAT n’existent pas tous dans EICAT+ : par exemple, des impacts positifs peuvent être causés par des interactions facilitatrices qui n’ont pas d’équivalent négatif dans EICAT [35, 37, 39, 84, 85]. La figure 3 (non représentée dans cet article) présente une liste de mécanismes (et de sous-mécanismes) décrivant toutes les interactions par lesquelles un taxon exotique (A) peut avoir un impact positif sur un taxon indigène (N). Le taxon exotique lui-même peut être affecté soit positivement (interactions mutualistes ; N+/A+), soit négativement (interaction antagoniste N+/A-), soit non affecté (interactions commensales ; N+/A0).

 

Aspects pratiques de EICAT+

Les auteurs insistent sur le fait que la conjonction EICAT+ avec EICAT, devenue une norme mondiale, peut contribuer à améliorer la compréhension des impacts positifs et négatifs des taxons exotiques sur les taxons indigènes pour ensuite transférer ces connaissances vers la gestion.

Comme ces cadres sont applicables à tous les groupes taxonomiques et à différentes échelles spatiales, du local au mondial, ils permettent des comparaisons objectives entre les taxons et les régions. EICAT+ pourrait être utilisé pour classer entre régions et habitats des taxons exotiques, comme les espèces d’insectes introduites pour la lutte biologique, afin que les taxons ayant les impacts positifs les plus élevés sur la biodiversité indigène soient identifiés de manière transparente et rigoureuse.

Les classements obtenus par des comparaisons basées sur EICAT+ pourraient également être testés en fonction des caractéristiques du cycle de vie, des variables climatiques ou des types d’habitat, afin d’étudier les facteurs en corrélation avec l’ampleur et le type d’impacts positifs.

La publication présente ensuite des thématiques dans lesquelles l’application EICAT+ pourrait aider à des recommandations pratiques et des décisions de gestion fondées sur des preuves pour la conservation et la restauration de la nature.

EICAT+ comme aide dans la prévision de conséquences indésirables de la lutte contre les taxons exotiques

Les listes d’EEE utilisées dans les cadres organisationnels des démarches de gestion portent exclusivement sur une évaluation des impacts négatifs de ces espèces mais certains de ces taxons peuvent également présenter des impacts positifs. Les auteurs citent en exemple l’étude de Katsanevakis et al. (2014) [5] ayant évalué les impacts de taxons marins exotiques sur la biodiversité et les services écosystémiques : sur 87 taxons à fort impact, seuls 17 avaient des impacts exclusivement négatifs et 7 exclusivement positifs et 63 présentaient à la fois des impacts négatifs et positifs.

L’évaluation EICAT+ utilisée en combinaison avec EICAT pourrait permettre de prévoir si et comment la gestion des taxons exotiques engendrerait des conséquences indésirables sur la biodiversité indigène [47]. Par exemple, l’éradication des chats introduits (Felis catus) sur l’île Macquarie, dans le Pacifique Sud, pour réduire leur prédation sur les oiseaux marins indigènes, a entraîné une augmentation de l’abondance des lapins (Oryctolagus cuniculus) et, par conséquent, la disparition locale des herbes et des graminées indigènes à grandes feuilles [92]. De même, l’élimination d’arbres exotiques, Casuarina spp, sur les îles japonaises d’Ogasawara, a entraîné la disparition locale d’espèces d’escargots menacées qui trouvaient dans la litière des Casuarina un refuge contre les rats exotiques prédateurs (Rattus rattus) [50].
Les auteurs remarquent que dans les deux cas, une évaluation des impacts positifs indirects créés par les espèces exotiques cibles aurait été utile pour mettre en œuvre des mesures adaptées de la gestion de ces arbres pour éviter ou atténuer de tels résultats indésirables. Une évaluation EICAT+ pourrait donc fournir aux parties prenantes (gestionnaires, décideurs et grand public) des informations fondées sur des preuves pouvant guider la mise en œuvre de mesures adaptatives en apportant des éléments de comparaison entre les avantages de l’élimination d’une espèce exotique nuisible et les coûts que cette élimination impose à des espèces indigènes [49,54,93,94].
Sur ces analyses coûts-avantages, par exemple, il a été suggéré que le choix de supprimer les dingos (Canis lupus dingo) dans certaines régions d’Australie devrait être évalué au cas par cas [95], car ces prédateurs augmentent l’abondance d’espèces indigènes de petits mammifères et d’une espèce indigène de hibou en supprimant deux prédateurs exotiques de taille moyenne (Vulpes vulpes et Felix catus). Des remarques similaires concernaient la nécessité d’une évaluation des décisions de gestion visant le jacquier (Artocarpus heterophyllus) dans une forêt secondaire du Brésil, où ces arbres exotiques aux fruits de grande taille contribuent au maintien des populations de frugivores et favorisent la pluie de graines et les semis de plantes indigènes [96].

L’identification de taxons exotiques susceptibles d’atténuer les impacts nuisibles d’autres taxons exotiques pourrait donc être utilisée pour concevoir des stratégies de gestion adaptative comprenant un ordre d’élimination spécifique. Par exemple, l’élimination des chats sur l’île Macquarie et des Casuarina des îles d’Ogasawara exotiques aurait pu être précédée ou accompagnée de l’élimination des lapins [92] et des rats [50] exotiques.
Les connaissances disponibles sur de telles interactions antagonistes entre taxons exotiques et leurs effets sur les taxons indigènes peuvent s’avérer très utiles. Par exemple elles ont permis de concevoir un programme d’éradication adaptatif de rats exotiques sur l’île Surprise, en Nouvelle-Calédonie [97]. La gestion du rat (Rattus rattus) y a été modifiée après des observations de la compétition du rat avec des espèces de souris exotiques pour la consommation d’une espèce végétale exotique, ce qui a conduit à tout d’abord à éradiquer la plante pour ensuite éliminer simultanément les espèces animales visées

EICAT+ comme aide dans l’évaluation de la restauration fonctionnelle et la lutte biologique

Parmi les EEE, certaines ont été délibérément introduites dans le passé pour restaurer les fonctions écologiques perdues, tandis que d’autres ont été tolérées en raison de leur capacité à contrebalancer ou à atténuer certaines perturbations environnementales ou à créer des conditions favorables à des espèces ou des communautés indigènes.

Par exemple, la Tortue géante des Seychelles (Aldabrachelys gigantea), introduite dans les îles Mascareignes, à l’est de Madagascar pour restaurer les fonctions de dispersion des graines d’espèces récemment disparues, a favorisé par endozoochorie les parcelles de semis d’arbres menacés [101]. De même, l’hybridation permise par l’introduction sur l’île Norfolk de mâles d’une sous-espèce de chouette de Bordeaux (Ninox novaeseelandiae novaeseelandiae) a sauvé de l’extinction une autre sous-espèce de chouette de Bordeaux [82]. Aux Pays-Bas, dans des écosystèmes détériorés et fortement modifiés, l’introduction de l’huître exotique (Crassostrea gigas) a augmenté la clarté de l’eau, a fourni un substrat, un abri et a servi de source de nourriture à des espèces indigènes [102].

Les auteurs rappellent également que l’utilisation de taxons exotiques comme agents de lutte biologique pour limiter ou éliminer des EEE végétales et animales et protéger la biodiversité indigène est maintenant assez fréquente [55,103]. Par exemple, une coccinelle prédatrice exotique (Hyperaspis pantherine) a été utilisée avec succès sur l’île de Sainte-Hélène dans l’Atlantique Sud pour la lutte biologique contre une cochenille exotique, empêchant ainsi l’extinction d’un gommier (arbre de 7 à 8m) indigène, endémique de cette seule île [80]. L’introduction d’un charançon exotique (Cyrtobagous salviniae) a été préconisée en Afrique du Sud pour supprimer Salvinia molesta, une fougère aquatique flottante exotique, pour favoriser le développement d’algues et de macroinvertébrés aquatiques indigènes [104].

Ainsi EICAT+ pourrait être un moyen de quantifier dans quelle mesure les programmes de restauration et de biocontrôle basés sur des taxons exotiques offrent des résultats positifs pour la conservation de la biodiversité indigène afin d’améliorer les évaluations de l’efficacité de ces programmes de gestion dans une optique d’aide à la décision. Par ailleurs, les taxons exotiques utilisés dans la restauration et le biocontrôle présentant un score EICAT+ élevé et sans impacts négatifs pertinents, pourraient également faire l’objet d’actions spécifiques de conservation. Un exemple est celui de la Tortue géante des Seychelles (Aldabrachelys gigantea), [101, 106].

EICAT+ comme aide dans la distinction entre les impacts positifs réels et ceux qui ne le sont pas

Les auteurs indiquent que, contrairement aux impacts négatifs, les impacts positifs des taxons exotiques sont souvent décrits de manière anecdotique ou peu rigoureuse [20,107].
Dans de nombreux cas, la littérature décrit l’existence de mécanismes par lesquels les taxons exotiques pourraient avoir des impacts positifs, par exemple en servant de source de nourriture aux taxons indigènes [108,109], cependant les conséquences réelles qu’ils ont sur les taxons indigènes sont rarement mesurées.

En s’appuyant sur des éléments mesurés, EICAT+ peut aider à distinguer des impacts sans conséquence (par exemple, positif minime) des impacts pertinents mais actuellement non signalés (par exemple, positif mineur, ou plus). Par contre, un manque de connaissances suffisantes peut amener à négliger des impacts positifs ou à des erreurs de classification. Par exemple, de nombreux papillons indigènes pondent leurs œufs sur des plantes exotiques aux États-Unis, mais leurs larves meurent rapidement en raison de la toxicité de ces plantes [58]. Ainsi, certains impacts semblant positifs (dans le cas cité, l’espèce indigène jouant un rôle de support de ponte supplémentaire) peuvent s’avérer présenter des conséquences négatives pour les taxons indigènes en raison de pièges écologiques, c’est-à-dire de comportements inadaptés à une nouvelle interaction entre des espèces n’ayant pas co-évoluées dans les mêmes biotopes [111,112]. EICAT+ appliqué conjointement avec EICAT pourrait donc être une aide utile dans l’identification des véritables impacts positifs.

EICAT+ n’est pas un cadre permettant d’évaluer des impacts bénéfiques à forte valeur ajoutée et ne doit pas être utilisé pour compenser ou minimiser des impacts négatifs

Les impacts positifs évalués dans le cadre de l’EICAT+ ne doivent pas être confondus avec des impacts bénéfiques (jugés bénéfiques), c’est-à-dire ceux qui sont perçus comme favorables ou souhaitables en fonction de certaines valeurs et motivations particulières (Cf glossaire ). En effet, une partie des impacts positifs évalués dans le cadre de l’EICAT+ peuvent être considérés par certains comme nuisibles, dès lors, par exemple, que tous les changements causés par un taxon exotique à l’écosystème récepteur sont considérés comme des altérations indésirables de son état.
De nombreux impacts positifs causés par des taxons exotiques sur des taxons indigènes peuvent avoir des effets néfastes en cascade sur des taxons indigènes protégés ou des communautés humaines. Par exemple, la réimplantation locale d’un oiseau prédateur indigène favorisé par un taxon exotique peut exercer des pressions supplémentaires sur des espèces proies indigènes menacées, tandis que l’augmentation de l’abondance d’une espèce d’herbe indigène dominante peut menacer des espèces subordonnées rares. Dans ces conditions, EICAT+ évaluerait les impacts positifs des taxons exotiques sur les espèces indigènes d’oiseaux prédateurs ou d’herbes sans tenir compte des attentes et des points de vue des différentes parties prenantes concernées [8].

Une telle évaluation pourrait être ultérieurement entreprise en pondérant ou en sélectionnant les données EICAT+ en fonction de valeurs, de motivations ou de perceptions spécifiques [113]. Par exemple, le cadre conceptuel proposé par Kumschick et ses collègues [9], combinant les impacts mesurés objectivement avec leurs importances perçues par les parties prenantes affectées, a été proposé pour utiliser des scores d’impact pondérés et faciliter une hiérarchisation contextuelle des priorités. De telles notes pondérées pourraient également contribuer à identifier les conflits sociaux ou les enjeux de conservation de la nature liés aux taxons exotiques [114,115], à éclairer les analyses de risque [31] ou les décisions de gestion [8,116]. Enfin, des recherches à venir devraient explorer les moyens de relier les perceptions des populations aux évaluations objectives d’impact réalisées dans les cadres EICAT et EICAT+, afin que les changements causés par les taxons exotiques puissent être mieux compris dans toute leur complexité et les programmes de gestion mis en œuvre pour réguler ces changements soient plus facilement acceptés par les populations concernées.

 

Remarques finales

Les auteurs rappellent les objectifs de ce cadre d’évaluation en insistant sur le fait qu’il est applicable à tous les taxons exotiques, plantes, animaux mais aussi champignons et micro-organismes, et ce à différentes échelles spatiales et organisationnelles. Ils considèrent que EICAT + comble une lacune importante dans ce domaine de la recherche en fournissant un nouveau cadre normalisé et fondé sur des preuves pour l’évaluation d’impacts positifs des taxons exotiques. Par ailleurs, ils estiment que cette évaluation organisée pourrait apporter des bases scientifiques objectives dans les analyses des contributions de certains de ces taxons aux objectifs de conservation.
Utilisé seul ou en combinaison avec d’autres systèmes d’évaluation (tels que EICAT par exemple), EICAT+ pourrait donc fournir des données systématiques et transparentes concernant les multiples changements causés par les taxons exotiques sur les taxons indigènes. Cette évaluation structurée de l’ensemble des impacts sur la biodiversité indigène devrait enrichir la compréhension des conséquences des invasions biologiques et améliorer les capacités de la conservation de la nature.

Il s’agit donc bien d’une proposition de démarche scientifique collaborative de grande envergure et de mise en œuvre progressive, en lien objectif et en complément de la démarche EICAT. Elle constitue une étape supplémentaire des efforts internationaux pour obtenir à terme des évaluations coordonnées à l’échelle mondiale, objectives et applicables à toutes les espèces et les habitats des impacts des EEE. Comme toute proposition de cette nature, elle doit maintenant passer dans une phase de discussion et d’évaluation parmi les réseaux de recherches mondiaux pour, probablement, être présentée dans quelque temps dans une version finalisée comme un standard, ainsi que vient de l’être EICAT.

En France, le standard EICAT commence déjà à être utilisé pour la faune et l’Office français de la Biodiversité (OFB) a lancé une évaluation de son applicabilité pour la flore exotique de métropole en collaboration avec l’Anses et le Conservatoire botanique national Sud Atlantique (pour une déclinaison de la méthode à l’échelle de la région Nouvelle Aquitaine), et en lien avec le Comité français de l’UICN.

La mise en application générale de ce standard international va probablement nécessiter la constitution de réseaux ad hoc pour examiner l’ensemble des publications scientifiques disponibles et en extraire les éléments de preuve demandés pour être à même de proposer pour chaque taxon exotique une catégorie d’intensité d’impacts.

Peut-être serait-il opportun de développer simultanément l’ensemble des “modules” EICAT, SEICAT et EICAT +, au moins sur un échantillon restreint d’espèces exotiques ayant déjà fait l’objet de nombreuses publications pouvant alimenter ces évaluations, afin d’en tester plus avant les contraintes et limites d’ensemble…

Comme il s’agit d’une entreprise collective d’une dimension extrêmement importante, il sera sans doute nécessaire que des financements nationaux ou internationaux spécifiques puissent être apportés à la réalisation de ces travaux et il reste à espérer que leur mise en oeuvre puisse être effectuée dans des conditions d’efficacité et de durée compatibles avec les évolutions du changement global afin que les acquis utilisables de cette immense démarche d’évaluation pour améliorer notre gestion de la biodiversité mondiale n’arrivent pas trop tard.

 

Pour aller plus loin : Vimercati G, Probert AF, Volery L, Bernardo-Madrid R, Bertolino S, Céspedes V, et al. (2022) The EICAT+ framework enables classification of positive impacts of alien taxa on native biodiversity. PLoS Biol 20(8): e3001729. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.3001729 (Libre accès)

 

Rédaction : Alain Dutartre (expert indépendant)

Relectures : Madeleine Freudenreich (Comité français de l’UICN), Yohann Soubeyran (Comité français de l’UICN)

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