Le 15 mars de cette année, un courriel simplement intitulé “new publication” est parvenu aux 7 co-auteurs européens (2 anglais et 5 français) d’une publication datant de 2020, portant sur la comparaison des règlementations en matière de gestion des plantes aquatiques exotiques envahissantes, en Angleterre, en France et au Japon (Kamigawara et al., 2020). Effectivement accompagné du fichier d’une publication récente, cet envoi provenait d’un des auteurs japonais de celle de 2020, Shinya HIEDA, Conservateur au Muséum d’histoire naturelle de Toyohashi, une ville située dans la préfecture d’Aichi, à l’est du lac Biwa.
Cette histoire a débuté en 2015 à la suite de contacts recherchés en Europe par Kenji KAMIGAWARA, professeur à l’Université de Shiga, territoire dans lequel se trouve le lac Biwa, à propos de la gestion de la Jussie à grandes fleurs, Ludwigia grandiflora, observée dans ce lac depuis 2009. Au cours de son voyage en septembre 2015 en Grande-Bretagne et en France, il a rencontré divers interlocuteurs, dont en métropole des membres du réseau IBMA de l’époque, sur les questions de réglementation et de pratiques de gestion des jussies et d’autres plantes aquatiques exotiques envahissantes. Ces rencontres et ces échanges avaient débouché en 2020 sur une publication qui a également fait l’objet d’une actualité sur le site du Centre de ressources : De la Brière au lac Biwa, ou comment la jussie à grandes fleurs nous invite à la collaboration internationale (Sarat, 2020).
Un envoi d’information déclenchant la curiosité
Ainsi donc, Shinya HIEDA a transmis à l’équipe une très récente publication sur les recherches menées au Japon sur cette espèce, présentant des résultats de tests de germination de graines de jussie récoltées dans des excréments d’oiseaux aquatiques du lac Biwa (Figure 1). Ces tests démontrent la possibilité de développements de plantules à partir de certaines de ces graines, aussi, dans leur conclusion, tout en indiquant ne pas avoir encore identifiée l’espèce d’oiseau aquatique qui pourrait être le vecteur de dispersion, les auteurs rappellent la nécessité de la vigilance et des suivis des invasions futures de la plante qui pourraient être ainsi favorisées.
Ces résultats viennent compléter les nombreuses informations déjà accumulées sur ces possibilités de dispersion des plantes exotiques par “endozoochorie”, avec la survie de graines ou de diverses propagules après consommation par des oiseaux (voir par exemple : https://besjournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1111/1365-2745.12738). Mais la réception de cette information venue du Japon a surtout conduit au réexamen des publications disponibles dans ce pays pouvant venir alimenter la base d’information.
Cet examen a permis de constater que cette espèce et les conséquences de ses développements au Japon avaient amené au développement d’actions et de recherches très similaires aux démarches européennes.
Présentation du programme de gestion japonais lors d’une conférence mondiale sur les lacs
En octobre 2018, lors de la 17ième conférence mondiale sur les lacs organisée au Japon par International Lake Environment Comitee Foundation (ILEC), un programme de gestion de la jussie déjà en cours sur le lac Biwa a été officiellement présenté par une association internationale d’étudiants (International Volunteer Union of Student Association).
Des interventions d’arrachage de jussies débutées en 2013 avaient permis au total l’enlèvement de 320 tonnes de plantes, grâce à la participation de plus de 9000 volontaires (résidents locaux, pêcheurs, membres d’organisations environnementales régionales, etc.) avec des événements d’été de quelques jours rassemblant plus de 1000 étudiants. Des efforts de sensibilisation ont également été mis en œuvre.
Diverses publications récentes
Deux des présentations de cette conférence portaient sur des interventions de gestion de la jussie engagées avec des moyens mécaniques par les organismes régionaux, l’une sur le lac Biwa, l’autre sur un lac situé plus au nord à proximité de Tokyo. Une autre présentait les résultats, jugés positifs, d’un premier test d’utilisation d’herbicide comme moyen de contrôle de l’espèce.
De 2018 à 2022, plusieurs publications concernant L. grandiflora au Japon sont accessibles en ligne :
– Deux d’entre elles présentent des informations sur la génétique, la biologie et l’écologie de l’espèce pouvant expliquer ses capacités de colonisation dans le contexte du Japon, la première en japonais (Hieda, 2018), la seconde en anglais (Hieda et al., 2020), qui signale d’ailleurs les travaux de recherche menés en Europe.
– Trois publications concernent les possibilités de recyclage ou d’utilisation des matières végétales extraites lors des interventions. Celles de Bhatia et al. (2020 ; 2021) présentent des informations sur des traitements à la vapeur comme prétraitement de la biomasse permettant, par la solubilisation de la biomasse induite par une dégradation de la lignine, d’améliorer la production de méthane avec des rendements nettement plus importants. Une autre publication de Oku et al. datée de 2021 a trait à des analyses de la composition chimique et à une évaluation de la digestibilité éventuelle de la plante par les ruminants. Les analyses en laboratoire ont porté sur différents composés (protéines brutes, lignine, différents types de fibres) de trois formes de la plante (terrestre, émergée, à feuilles flottantes). Les résultats obtenus et l’absence d’éléments toxiques dans les plantes conduisent les auteurs à estimer que L. grandiflora pourrait être partiellement utilisée comme fourrage grossier alternatif pour les ruminants (“as alternative roughage for ruminants“).
– Publiées en 2020 par Zhang et al., de premières investigations sur l’espèce dans une partie des rives du lac ont porté sur une évaluation des impacts de la jussie sur diverses espèces endémiques et rares du Japon présentes dans les mêmes biotopes au cours d’un suivi étalé de 2011 (deux années après les premières observations de jussie) et 2019. Il s’agissait de déterminer la présence et la couverture de chaque espèce végétale dans le site pour développer une procédure d’évaluation quantitative de la structure et de la diversité de la végétation. Selon les auteurs, avec le recours à de la géolocalisation GPS, le suivi a bien atteint ses objectifs de quantification des différentes espèces présentes et de précision de l’expansion temporelle de Ludwigia grandiflora dans le site étudié, pouvant donc permettre la généralisation de cette méthode dans les évaluations ultérieures. A noter que parmi les autres plantes aquatiques exotiques envahissantes du lac se trouvent également l’Herbe à alligator (Alternanthera philoxeroides) et le Faux hygrophile (Gymnocoronis spilanthoides).
Comment mettre en place une gestion adaptée ?
Le lac Biwa est le plus grand lac d’eau douce du Japon (670 km²). A ce titre il présente un intérêt national très important en termes de préservation de la biodiversité que les invasions biologiques actuelles peuvent remettre en question. C’est pourquoi les enjeux de gestion de cette situation ont conduit à des actions et réflexions portant sur les interventions déjà opérées à la fois par des bénévoles et des organismes publics et que des analyses ont été produites sur son évolution rapide et sur les approches qui pouvaient être établies dans ce contexte particulier.
Par exemple, Miyanaga & Nakai (2021), en se référant aux “principes directeurs” de la gestion des invasions biologiques inclus dans les documents de la sixième conférence des parties à la convention sur la diversité biologique (CDB 2002), ont développé une analyse générale des démarches entreprises sur la gestion des plantes aquatiques exotiques envahissantes du lac. La figure 2 présente à titre d’information la répartition annuelle des dépenses selon ces diverses démarches (études, gestion des déchets, expérimentations, etc.), le terme “éradication” se référant ici à des interventions mécaniques massives. L’objectif de ces deux chercheurs était d’examiner les possibilités de gouvernance adaptative destinée à la conservation de la biodiversité.
Dans leur publication, ils estiment avoir extrait de cette analyse des éléments importants portant sur trois points.
- Le premier signale l’importance de la capacité d’apprentissage de la gouvernance locale concernant l’inclusion des connaissances scientifiques, la mise en œuvre des actions et l’évaluation du processus d’organisation se mettant en place.
- Le deuxième point concerne les rôles et fonctions que peuvent jouer les autorités publiques dans une gouvernance adaptative et interactive car réunissant différentes parties prenantes.
- Le troisième, enfin, identifie l’intérêt d’une gouvernance interactive dans l’évolution des processus de gestion, où des actions de détection précoce facilitées par la présence dans cette gouvernance d’acteurs locaux viennent maintenant compléter les actions d’arrachages des plantes. Un autre intérêt de cette gouvernance serait de contribuer à la sensibilisation aux risques liés aux EEE, en particulier vers le grand public.
De même, un groupe d’une douzaine de chercheurs appartenant à plusieurs laboratoires universitaires japonais développant des recherches en biologie, écologie, économie et sociologie a réalisé une évaluation très complète des relations et des besoins des groupes humains concernés par la gestion des EEE en cours sur le lac (Kondo et al., 2021). Mis en place depuis 2017, ce projet ayant pour objectif de tenter de renforcer les liens entre les communautés pouvant œuvrer à la conservation de l’environnement du lac, responsables publics de la gestion, volontaires occasionnels, habitants du littoral et publics moins directement concernés, a été organisé en plusieurs phases de consultations et d’échanges.
Les interventions de gestion des plantes comportaient des programmes publics d’arrachage et de compostage des plantes extraites, avec la fourniture gratuite du compost aux habitants, et des arrachages manuels par des volontaires (habitants du littoral, étudiants sensibilisés, voir le programme présenté lors du colloque ILEC, …) plutôt destinés à maintenir la qualité du cadre de vie en nettoyant les rives.
Considérant que les effets cumulés de ces interventions pouvaient être limités par l’absence de coordination, les chercheurs ont mis en œuvre une approche permettant de partager entre acteurs connaissances et informations. Une première phase d’entretiens avec environ 30 acteurs locaux identifiés (agents de services environnementaux, acteurs sociaux, agriculteurs, pêcheurs, étudiants bénévoles, etc.) et 80 habitants concernés par l’utilisation de compost issu de la gestion, a été complétée par une enquête par questionnaire postal envoyée à plus de 30 000 ménages (“households“). Il s’agissait d’étudier dans quelle mesure les habitants étaient conscients de la présence et de l’importance des plantes aquatiques dans le lac et comment ils évaluaient les mesures de gestion. Le taux de réponses à cette enquête a été de 15,1 %.
Par la suite, entre fin 2017 et été 2018, quatre ateliers multi-acteurs ont réuni au total une soixantaine de personnes pour établir une synthèse et des propositions (Figure 3). Un des sujets particulièrement abordé a été la manière de valoriser les actions de nettoyage volontaires des rives comme actions de conservation, ce qui a conduit à développer un système de points attribués à ces actions (“Biwa Point“), l’objectif étant de faire évoluer l’état d’esprit de “content” (de participer aux nettoyage des plages) à “motivé” (obtenir des points Biwa comme gage de bonne volonté) .
“To change people’s mind from “joyful“ (to join beach cleaning events) to “want” (Biwa Points as token of goodwill)“
À la fin d’une telle activité de conservation, l’organisateur donne en guise de gratification des points Biwa aux participants bénévoles, points qui peuvent être ensuite utilisés dans les magasins partenaires locaux mais qui peuvent également être transférés à d’autres initiatives de conservation.
Ce système de points est géré par une association fondée en octobre 2019 et la publication datée de mars 2021 précise que, après un événement test en novembre 2019, un lancement officiel était prévu à partir de janvier 2021 (Figure 4).
Un commentaire final ?
L’ensemble de ces publications permet de constater que l’arrivée de la jussie au Japon a suscité dans un très court délai nombre de réactions très similaires aux démarches déjà engagées ailleurs (en France mais pas seulement) sur cette espèce (et d’autres) afin de tenter d’en réduire autant et aussi vite que possible les dommages causés. Dans le cas du Japon, le fait que ce soit le lac Biwa le plus concerné par cette invasion ajoute à la réactivité en matière de recherche et de gestion.
A noter qu’une deuxième édition de plus de 900 pages (annexes comprises) d’une monographie sur ce lac (Kawanabe et al., 2020) a été éditée en 2020 : Lake Biwa: Interactions between Nature and People, Second Edition, Springer.
Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relecture : Madeleine Freudenreich (Comité français de l’UICN)
Références :
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- Bhatia, P., Fujiwara, M., Salangsang, M. C. D., Qian, J., Liu, X., Ban, S., … & Toda, T. (2021). Effect of Semi-Continuous Anaerobic Digestion on the Substrate Solubilisation of Lignin-Rich Steam-Exploded Ludwigia grandiflora. Applied Sciences, 11(10), 4452.
- Convention on Biological Diversity. (2002). Report of the sixth meeting of the Conference of the Parties to the Convention on Biological Diversity. UNEP/CBD/COP/6/20. p.249-261
- Hieda S. (2018). Life history characteristics of an invasive aquatic plant, Ludwigia grandiflora in Lake Biwa. The key factor of overgrowth. Jpn. J. Environ. Entomol. Zool. 29(3), 91-93.
- Hieda, S., Kaneko, Y., Nakagawa, M., & Noma, N. (2020). Ludwigia grandiflora (Michx.) Greuter & Burdet subsp. hexapetala (Hook. & Arn.) GL Nesom & Kartesz, an invasive aquatic plant in Lake Biwa, the largest lake in Japan. Acta Phytotaxonomica et Geobotanica, 71(1), 65-71.
- Hieda, S., Ota, K., Nagamine, K., Kobayashi, H., & Noma, N. (2023). Incidence of Germinable Seeds of Ludwigia grandiflora subsp. hexapetala (Onagraceae) in the Feces of Lake Biwa’s Waterfowl. Acta Phytotaxonomica et Geobotanica, 74(1), 47-51.
- Kamigawara, K., Nakai, K., Noma, N., Hieda, S., Sarat, E., Dutartre, A., … & Damien, J. P. (2020). What kind of legislation can contribute to on-site management?: Comparative case studies on legislative developments in managing aquatic invasive alien plants in France, England, and Japan. Journal of International Wildlife Law & Policy, 23(2), 83-108.
- Kawanabe, H., Nishino, M., & Maehata, M. (Eds.). (2020). Lake Biwa: interactions between nature and people. Springer Nature.
- Kondo, Y., Fujisawa, E., Ishikawa, K., Nakahara, S., Matsushita, K., Asano, S., … & Okuda, N. (2021). Community capability building for environmental conservation in Lake Biwa (Japan) through an adaptive and abductive approach. Socio-Ecological Practice Research, 3, 167-183.
- Miyanaga, K., and K. Nakai. (2021). Making adaptive governance work in biodiversity conservation: lessons in invasive alien aquatic plant management in Lake Biwa, Japan. Ecology and Society 26(2):11. https://doi.org/10.5751/ES-12352-260211
- Oku, M., Inoue, C., Hieda, S., Noma, N., & Nakagawa, T. (2021). Chemical composition and in vitro ruminal digestibility of Ludwigia grandiflora. Animal Science Journal, 92(1), e13509.
- Zhang, H., Tanaka, S., Takami, W., Watabe, M., Oshima, Y., Nishikawa, H., & Fujii, S. (2020). Effects of Specific Alien Plant Ludwigia Grandiflora on Endimic Vegetation in Harie Wetland, Lake Biwa. Journal of Japan Society of Civil Engineers, Ser. G (Environmental Research), 76(7), III_197-III_204.