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Le Blue Crab Mediterranean Workshop : Retours d’expérience et perspectives des experts Méditerranéens

Le contexte 

A gauche, Callinectes sapidus, à droite Portunus segnis © G. Marchessaux

La Méditerranée est particulièrement touchée par l’invasion de deux espèces de crabes bleus de la même famille (Portunidae) : le Crabe bleu américain, Callinectes sapidus (natif des côtes atlantiques américaines) et le Crabe bleu nageur de Mer Rouge, Portunus segnis (natif de Mer Rouge et d’Indo-Pacifique). Ces deux espèces présentent depuis une dizaine d’années une forte expansion de leur distribution en Méditerranée et une explosion parfois démesurée de leur densité. Callinectes sapidus vit principalement dans les lagunes côtières présentant un fort gradient de salinité nécessaire pour sa biologie/reproduction. Portunus segnis est une espèce à affinité marine vivant en zones côtières marines ayant pour préférence des habitats sableux-vaseux et les herbiers. Ces deux espèces cousines présentent un comportement particulièrement agressif avec les espèces natives. Leur grande taille (jusqu’à 25 cm de largeur, près d’un demi-kilogramme en masse), leur comportement et leur opportunisme alimentaire, font des crabes bleus d’importants compétiteurs pour la faune native méditerranéenne. Ces crabes bleus présentent également d’importants impacts socio-économiques sur la pêche artisanale (déchirement des filets, détérioration des poissons, pertes économiques, etc.). En revanche il apparait qu’il y a un réel manque de connaissances sur leur biologie, écologie, et leurs impacts sur la biodiversité native et la pêche artisanale.

Le workshop 

Organisé par l’Université de Palerme (Università degli Studi di Palermo, Laboratoire d’Ecologie), dans le cadre du projet Interreg Italie-Tunisie BLEU-ADAPT (2020-2023), le Blue Crab Mediterranean Workshop s’est déroulé à Palerme (Italie) du 12 au 14 Décembre 2022. Le workshop portait sur l’invasion des deux espèces de Portunidae en Méditerranée. Ce workshop avait pour objectif de regrouper des experts sur le Crabe bleu en Méditerranée, de présenter leurs résultats scientifiques et de réfléchir aux enjeux en termes de gestion de ces espèces et de leur gouvernance. Tout au long de ce document, le terme “Crabe bleu” en général sera utilisé et l’espèce sera précisée au besoin afin de bien contextualiser les résultats obtenus.

© Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Le workshop a accueilli une quarantaine de chercheurs provenant de 9 pays (Espagne, France, Italie, Croatie, Grèce, Turquie, Algérie, Tunisie, Arabie Saoudite). Une vingtaine de communications ont présenté des résultats et des approches différentes pour déterminer les impacts et enjeux socio-écologiques liés à l’invasion du Crabe bleu.

 

Jour 1 : « Impacts socio-économiques liés à l’invasion du Crabe bleu et mesures de gestion »

Franck Courchamp © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Après l’ouverture du workshop par l’équipe d’organisation du workshop (Université de Palerme), Franck Courchamp (Chercheur invité de l’Université Paris-Saclay, France) a introduit cette première journée en présentant les coûts massifs engendrés par les invasions biologiques. Cette intervention montrait l’importance de quantifier ces coûts (e.g. services, santé humaine, processus écologiques)  en prenant en compte ceux liés aux suivis des espèces invasives, aux pertes économiques et à la gestion de ces dernières. Franck Courchamp a fait part du manque de données concernant les coûts liés à l’invasion des Crabes bleus en Méditerranée.  À titre de comparaison, son équipe a estimé que les crabes invasifs (toutes espèces confondues) représentaient 150.2 millions de dollars à l’échelle mondiale avec des coûts/impacts sur la pêche et sur les plans de gestion. Franck Courchamp a fini sa présentation sur les espèces invasives ayant des coûts ambivalents. En effet, certaines espèces peuvent présenter des pertes et des bénéfices économiques. C’est notamment le cas des deux espèces de crabes bleus en Méditerranée qui présentent une valeur commerciale dans leurs zones natives. Il n’existe pas d’étude sur le(s) crabe(s) bleu(s) en Méditerranée, mais ce genre d’ambivalence est observée chez le Crabe royal du Kamtchatka (Paralithodes camtschaticus) invasif dans les mers du Nord. Ce crabe à forte valeur commerciale est impactant pour les espèces natives et les coûts liés à son invasion sont moindres en ce qui concerne les impacts socio-économiques par rapport aux bénéfices financiers relatifs à sa commercialisation. Ces questions se posent pour le Crabe bleu en Méditerranée qui présente une forte valeur commerciale et qui pourrait contrebalancer les pertes socio-économiques liées à son invasion. Cette question est particulièrement fondamentale dans la gestion du Crabe bleu en Méditerranée puisqu’une des mesures de gestion serait sa commercialisation.

La seconde partie de cette session portait sur les impacts socio-économiques du crabe bleu Callinectes sapidus sur les pêcheries tunisiennes. Deux chercheuses (Wafa Rjiba et Wafa Koussani) de l’Institut National d’Agronomie de Tunisie ont pu ainsi présenter leurs travaux.  Le Crabe bleu américain présente un fort impact sur le matériel de pêche artisanal puisqu’il est capable de déchirer les filets dans lesquels il est pris, et consomme, de plus, en grande quantité les prises dans les filets de pêche. Contrairement à son homologue Portunus segnis, il semblerait que Callinectes sapidus soit plus impactant car plus robuste avec une force particulièrement importante dans ses pinces. En parallèle, une des présentations portait sur le marché international du Crabe bleu comme une opportunité. En effet, le Portunus segnis est actuellement valorisé comme nouvelle ressource en Tunisie qui en pêche près de 14 000 tonnes par an. La mise en place de la valorisation et de la commercialisation du crabe bleu permet (i) de balancer les pertes économiques liées à son invasion et (ii) d’exporter ces crabes dans de nombreux pays (e.g. Chine, Australie, Nord Europe, Italie, Amérique).

Margot Dentan © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Margot Dentan (Doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France) a présenté une vue d’ensemble de sa problématique de thèse traitant du sujet Crabe bleu (Callinectes sapidus) en Méditerranée française. Sa présentation intitulée “Vers un écologie politique du crabe bleu en Méditerranée” nous rappelle qu’en plus d’être une espèce invasive, le Crabe bleu (C. sapidus) est aussi une espèce politique. Callinectes sapidus est actuellement classé comme espèce de niveau 1 au titre de l’article L411-5 (Code de l’environnement français). Margot Dentan a fait part de l’importance d’adopter de nouvelles méthodes pour le suivi des ENI marines (e.g. ADN environnemental, science participative), de mettre en œuvre une réglementation et des collaborations locales dans les zones côtières françaises pour une gestion française intégrée au contexte de la gouvernance euro-méditerranéenne.

Les discours et points de vue sur l’invasion du Crabe bleu en Méditerranée sont parfois divergents. Nicola Lago (CONISMA, Italie) et Guillaume Marchessaux (Università degli Studi di Palermo, Italie) ont présenté leurs travaux sur la quantification des impacts liés aux deux espèces de crabes bleus en France, Italie et Tunisie. La perception des pêcheurs artisanaux sur les questions socio-économiques associées à cette invasion a été recueillie. Cette étude visait donc à étudier (i) les moteurs potentiels de l’expansion spatiale du Crabe bleu, (ii) l’impact sur les pêcheries artisanales et (iii) les attentes en termes de gestion potentielle. Les principaux impacts rapportés sont la détérioration des filets de pêche, suivi d’une augmentation de l’intensité du travail et des blessures physiques des pêcheurs. Les pêcheurs ont rapporté avoir capturé moins de poissons en présence de Crabes bleus, ainsi que des poissons endommagés par ces mêmes crabes, induisant une diminution de la qualité et de la valeur de leurs captures. Les effets négatifs ont induit une diminution des revenus globaux. Malgré les impacts négatifs des crabes bleus sur la pêche, la présence de ces nouvelles espèces a été généralement perçue comme positive, étant considérée comme une nouvelle source de revenus pour certains pêcheurs. La majorité d’entre eux ont proposé la pêche et la commercialisation comme principales mesures de gestion. Malgré l’intérêt exprimé pour l’exploitation de cette nouvelle ressource, de nombreuses questions émergent pour promouvoir et développer des stratégies de gestion tout en conservant comme fil rouge la protection et la conservation de la biodiversité native et in fine des écosystèmes.

Xenis Puigcerver © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Enfin, Xenis Puigcerver (Institut Català de Recerca per a la Governança del Mar, Espagne) a présenté la situation actuelle de la gestion du Crabe bleu (Callinectes sapidus) dans le delta de l’Ebre (Catalogne). Xenia Puigverver a fait part de l’importance de combiner suivi temporel de structure de population (e.g. taille, maturité sexuelle, masse corporelle), suivi des débarquements de crabes bleus et prix à la vente. Ce suivi de 6 ans, initié après la première signalisation de C. sapidus en 2012, a montré que les prix du crabes bleus en Espagne étaient de l’ordre de 12 €/kg en 2016-2017 lorsque les quantités débarquées étaient faibles (début d’invasion). Finalement avec l’augmentation des densités en crabes bleus au cours du temps, les prix ont chuté à 8 €/kg en 2022. Le suivi spatio-temporel des populations de crabes bleus ont mis en évidence de plus fortes densités en systèmes lagunaires et estuariens par rapport aux densités mesurées en mer ouverte. La structure de population a permis de comprendre la distribution en taille des individus dans les différents systèmes du delta de l’Elbe (lagunes, estuaire, mer ouverte). Finalement la stratégie de gestion retenue en Espagne est de pêcher le Crabe bleu lors des périodes de plus fortes densités (automne et printemps) tout en utilisant la ressource comme espèce à valeur commerciale grâce à la promotion du marché du Crabe bleu et le maintien du prix de la première vente pour réduire sa population et préserver l’écosystème. Cette approche forte de sens et d’action dans la gestion de l’espèce pourrait être prise en exemple et comme retour d’expérience dans une gestion locale qui fonctionne.

Jour 2 : « Les crabes bleus en Méditerranée : nouvelles signalisation et distribution des espèces »

Cette seconde journée a débuté avec la présentation de Brian Helmuth (Professeur invité, Northeastern University, USA) sur les enjeux de conservation avec un focus sur les impacts liés aux espèces invasives. Brian Helmuth a présenté l’effet du changement climatique sur la performance physiologique des espèces marines ectothermes (ne produisant pas ou peu de chaleur) qui, avec le changement des températures montrent une distribution changeante d’une année à l’autre, cherchant soit à échapper aux conditions thermiques défavorables pour leur métabolisme, soit en allant chercher les habitats thermiques optimums et/ou moins stressants. Brian Helmut a montré également qu’aux USA, zone native de C. sapidus, une augmentation de la distribution de l’espèce vers le golf du Maine depuis la baie de Chesapeake est observée. Il a d’ailleurs été montré que la tolérance environnementale des larves planctoniques de C. sapidus augmenterait leur distribution vers les hautes latitudes dans les prochaines année (2040-2080). Après avoir présenté de nombreux cas d’études aux USA et en Europe, Brian a insisté sur le fait que la variation de la sensibilité thermique entre les individus d’une même espèce est plus élevée que la variation entre les espèces, qui est influencée par la disponibilité des microhabitats favorables au maintien de C. sapidus. Finalement l’hétérogénéité environnementale dépend largement de la “perspective de l’organisme” (taille, comportement). La variabilité de la vulnérabilité, déterminée par la complexité de l’habitat, la sensibilité physiologique et la thermorégulation comportementale, peut en fin de compte être à l’origine de modèles à plus grande échelle. Les facteurs d’exposition ne sont pas toujours intuitifs, et nous avons besoin de méthodes pour “penser comme un non-humain” si nous voulons que la physiologie de la conservation atteigne son plein potentiel.

Thodoros E. Kampouris © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Thodoros E. Kampouris (University of the Aegean, University of Thessaly, Grèce), a présenté une vue d’ensemble de la situation du crabe bleu en Grèce. Les deux espèces de crabes bleus sont recensées en Grèce. C. sapidus présent depuis plusieurs années et P. segnis a été recensé récemment. Les deux espèces cohabitent parfois dans les mêmes zones ce qui pose la question de l’impact cumulé de ces deux espèces sur la biodiversité native. En effet, les deux espèces consomment les mêmes types de proies (e.g. mollusques, crustacés). En Grèce il n’y a pas encore de mesure de gestion nationale des crabes bleus. Seules quelques pêcheurs capturent et vendent du crabe bleu localement mais de manière très occasionnelle. Des études futures sont nécessaires pour quantifier les impacts et la biologie/écologie de ces deux espèces en Grèce.

Céline Barrier © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Céline Barrier (Doctorante à l’Université de Corse, France) a ensuite présenté les premiers résultats de son travail sur la dispersion et la connectivité spatio-temporelle des larves de Callinectes sapidus. En utilisant un modèle de transport passif de particules (e.g. larves) incluant aussi le comportement des organismes, Céline Barrier a montré que les larves de C. sapidus pouvaient parcourir des centaines de kilomètres durant leur phase larvaire. Ainsi, elle a pu montrer que les larves relâchées par les femelles en mer au large de la Tunisie pouvaient être retrouvées en Sicile, Sardaigne et Malte. Les larves relâchées dans le golfe du Lion seraient connectées avec les îles Baléares en Espagne. Les conclusions de ce travail montrent que les approches de modélisation permettent de mettre en évidence les tendances de dispersion des larves d’espèces invasives sur l’ensemble de la Méditerranée et sur une large période de temps (2010-2019). Les îles semblent jouer un rôle crucial dans le succès de la dispersion de C.  sapidus, les îles joueraient un rôle d’étape intermédiaire dans la dynamique de dispersion (kernel density estimation) en post-traitement.

Mar Bosch-Belmar © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Dans cette continuité sur la distribution du crabe bleu (Callinectes sapidus), Mar Bosch-Belmar (Università degli Studi di Palermo, Italie) a présenté les résultats de l’étude menée par le laboratoire (Guillaume Marchessaux) sur la tolérance thermique de C. sapidus en réponse au changement climatique. Dans cette étude, la tolérance thermique de C. sapidus a été étudiée par des expériences basées sur la réponse métabolique de l’espèce (mesure des taux de respiration) à une large gamme de températures. Sur la base des taux métaboliques, des cartes d’habitat thermique favorable (THS) ont été réalisées sur les conditions de température actuelles et futures en mer Méditerranée. La Courbe de Performance Thermique a montré un CTmax (seuil critique) à 40°C et un optimum à 24°C. Les cartes prédictives ont montré que l’ensemble du bassin présente des conditions favorables au maintien des populations de C. sapidus dans tous les scénarios de réchauffement utilisés. Les scénarios futurs montrent une augmentation moyenne de +0.2 du THS sur l’année. La présente étude permet de mieux comprendre les performances écologiques et la distribution potentielle de C. sapidus. Ces informations contribuent à la conception et à la mise en œuvre de l’évaluation des risques et des plans de gestion de ce crustacé en mer Méditerranée.

Jamila Ben Souissi © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Raouia Ghanem et Jamila Ben Souissi (Institut National d’Agronomie de Tunisie) ont présenté leurs travaux sur (i) la mise en œuvre de protocoles LEK (local ecological knowledge) pour quantifier l’impact de Portunus segnis sur la pêche artisanale sur les îles de Kerkennah et sur (ii) les résultats préliminaires sur l’étude de la bio-écologie de Callinectes sapidus. Raouia Ghanem a montré la mise en œuvre de protocoles LEK de spatialisation de la distribution de l’abondance de P. segnis perçue par les pêcheurs artisanaux afin d’en déterminer sa distribution spatiale saisonnière et déterminer les zones d’agrégations. Ces protocoles permettront donc de concentrer les prochains efforts de gestion sur ces zones clés. Jamila Ben Souissi a présenté une vue d’ensemble des connaissances sur l’écologie et la distribution de C. sapidus présent en Tunisie dans les lagunes et qui montre une augmentation de sa distribution depuis 2014. Les populations se reproduisent (présence de femelles ovigères) et se nourrissent sur de nombreuses espèces natives, mais aussi invasives comme la moule Brachidontes pharaonis invasive en Méditerranée.

Jour 3 : « Écologie des crabes bleus et impacts sur la biodiversité native »

Guillaume Marchessaux © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Cette dernière journée de workshop portait sur l’écologie du Crabe bleu et ses impacts sur la biodiversité native. Guillaume Marchessaux (Université de Palerme) a présenté ses résultats sur la dynamique de population de Callinectes sapidus au sein de microhabitats en Sicile (Salines en restauration au sein de la, Réserve Naturelle de Trapani). Les salines regroupent une biodiversité importante de petits invertébrés (e.g. amphipodes, isopodes, méiofaune dense) et présentent un habitat sableux-vaseux composé de patches de Cymodocea et Ruppia. Un des résultats particulièrement marquant est la présence de stades juvéniles précoces (< 1 cm) dans les salines. Ces juvéniles retrouvés dans les fonds sableux-vaseux arrivent à la fin de l’automne et sont observés jusqu’au mois de mai, avec une augmentation croissante de la taille des individus suggérant donc une période de croissance de la population entre février en mai. Il a été estimé que la densité des juvéniles de Crabe bleu (C. sapidus) était de l’ordre de 60 000 individus (densité estimée à partir de quadrats effectués dans les salines) et que cette densité diminuait entre l’hiver et le printemps démontrant ainsi que ces juvéniles viennent grandir dans ces microhabitats. Pour ce qui est de la population adulte il a été observé uniquement des  individus de petites  tailles (n’excédant pas les 15 cm). Durant ce suivi de 2 ans il a été étudié que les gros individus observés (> 15 cm) en été (uniquement) ne sont plus observés durant les autres saisons. Ces résultats suggèrent donc que les salines de Trapani sont des nurseries pour C. sapidus, qui y trouve une forte productivité biologique (abondance de proies importantes notamment dans la méiofaune et petits invertébrés) et dépourvu de prédateur potentiel pour les juvéniles. Une fois le stade adulte mature atteint, ces crabes quittent certainement les salines vers d’autres zones sans doute plus adéquates pour trouver des proies plus grandes plus propices à leur maintien. Une étude est actuellement en cours pour recenser les observations de crabes bleus de grandes tailles aux alentours des salines (e.g. îles Egades, lagunes de Marsala) pour déterminer leur dynamique spatio-temporelle et tenter de déterminer où vont ces crabes adultes. En conclusion, cette étude a permis de voir l’importance d’étudier les microhabitats (quelques hectares) qui sont, sans doute, des zones clés pour le maintien de l’espèce et sa croissance.

Irem Nur Yesilyurt © Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Enfin, Irem Nur Yesilyurt (Cukurova University, Turquie) a clôturé les présentations de ce workshop par une vue d’ensemble de la situation de Portunus segnis et Callinectes sapidus en Turquie. Portunus segnis a été observé pour la première fois en Turquie dans la baie d’Iskenderun. Il est réparti sur les côtes maritimes du Levant, la mer de Marmara et la mer Égée en Turquie. Callinectes sapidus a été signalé pour la première fois en mer Égée en Turquie et est présent du côté Est de la mer Méditerranée vers le Nord jusqu’à la mer Noire en Turquie. Callinectes sapidus est commun sur les côtes méditerranéennes et égéennes du sud de la Turquie, mais on le trouve rarement sur les côtes de la Marmara et de la mer Noire. Portunus segnis et C. sapidus sont les espèces de crabes les plus abondantes dans la baie d’Iskenderun. Ces espèces sont considérées comme importantes du point de vue économique sur la côte méditerranéenne turque, consommées en Turquie. Les crabes bleus sont vendus entre 0,56 et 3,36 €/Kg. En ce qui concerne la gestion de la pêche aux crabes bleus en Turquie, il existe certaines restrictions, notamment la taille minimale de débarquement est de 130 mm de largeur de carapace et la saison de fermeture de la pêche se situe entre le 1er mai et le 30 septembre. Toutefois, le ministère de l’agriculture accorde des droits d’autorisation ; ainsi, les pêcheurs opérant dans certaines provinces peuvent également obtenir des autorisations spéciales pendant les saisons de fermeture pour pêcher dans les lagunes. Contrairement aux pêcheurs côtiers commerciaux, les pêcheurs de loisir peuvent pêcher le Crabe bleu toute l’année en Turquie.  Les deux crabes bleus sont capturés de filets trémails et de filets maillants en tant qu’espèce accessoire, mais ne constituent pas la principale espèce cible des pêcheurs. La pêche de C. sapidus a été pratiquée activement dans plusieurs lagunes de Turquie principalement au moyen de cages/nasses. Irem Nur Yesilyurt a conclu sa présentation par des perspectives notamment sur l’état des stocks de crabes bleus en Turquie, sur la distribution de tous les stades larvaires des crabes bleus, et sur la biologie de la reproduction des crabes bleus. D’autres recherches doivent être menées pour déterminer la dynamique complète des crabes bleus sur la côte méditerranéenne de la Turquie.

Les grandes conclusions issues de la Table Ronde sur la gestion des crabes bleus en Méditerranée

La table ronde intitulée « The Mediterranean blue crab management: what challenges in each country? What future for the Mediterranean Sea? » était un moment fort en discussions et réflexions concernant les enjeux socio-écologiques liés à l’invasion des deux espèces de Portunidae en Méditerranée. Cette table ronde consistait à un tableau blanc partagé, présentant différents thèmes auxquels les participants devaient répondre à l’aide de post-it. Les différentes réflexions sont présentées ci-après. Les discussions portaient sur (1) les outils de pêches sélectifs pour la pêche aux crabes bleus dans les différents pays ; (2) quelles sont les attentes en termes de gestion ; (3) l’état d’esprit des pêcheurs sur l’utilisation des crabes bleus comme nouvelle ressource ; (4) quels sont les points importants à aborder/étudier dans de futures études sur les impacts socio-économiques des crabes bleus, (5) les retours sur le workshop.

© Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022
© Blue Crab Mediterranean Workshop, 2022

Il est ressorti des discussions qu’il y a un réel manque de connaissances sur la biologie, l’écologie mais aussi sur le matériel de pêche et les retours d’expériences entre les différentes initiatives menées dans chaque pays Méditerranéens. Chaque pays a abordé le problème « crabes bleus » de manière différente soit en mettant en œuvre une exploitation commerciale du crabe bleu (Tunisie, Turquie) ou en étudiant sa biologie/écologie avant de mettre en œuvre des mesures de gestion. Dans tous les cas, les retours d’expérience de chaque pays étaient forts en discussions et en prise de recul sur l’angle d’attaque pour contrôler les populations de crabes bleus en Méditerranée. Les discussions montrent bien que chaque pays agit différemment et utilisent des outils de pêche différents. Mais, pour chaque pays les attentes sont les mêmes : les pêcheurs attendent la mise en place de mesures de gestion, d’utilisation de la ressource pour compenser les pertes liées aux impacts des crabes bleus sur la pêche artisanale. Mais, comme en Espagne par exemple, due à la décroissance des stocks de certaines espèces commerciales, les pêcheurs ont adapté leurs méthodes de pêche et leurs espèces d’intérêts. Pour les autres pays, l’approche serait de commercialiser les crabes bleus et de créer un marché local/régional. Mais cela pose un certain nombre de questions éthiques environnementales et sociétales : doit-on commercialiser une espèce invasive ? Et quelle approche et quel discours aborder ? Il apparait que le terme de “valorisation de la ressource” devrait être en réalité remplacé par “utilisation de la ressource” puisque dans la majorité des pays méditerranéens la commercialisation du crabe bleu est une mesure de contrôle des populations et non une mesure commerciale à long terme.

Finalement, il ressort des discussions qu’il y a encore à ce jour un réel manque de connaissances sur la biologie, écologie et les impacts socio-économiques des crabes bleus à échelles locales/régionales. Le problème crabe bleu, qui est un problème environnementale global, présente finalement des enjeux très localisés en lien avec les adaptations locales de l’espèce et des populations humaines (e.g. pêcheurs, gestionnaires, gouvernements, etc.). Mais, la connectivité des phases larvaires planctonique entre les populations de crabes bleus en Méditerranée montre que les crabes bleus s’affranchissent des frontières et connectent les pays entres eux. Ainsi, se focaliser sur les enjeux locaux sociologiques, économiques et écologiques, et les transmettre à diverses échelles spatiales (régionales et globales) serait la meilleure approche dans le partage de retours d’expérience entre les pays méditerranéens. La prise en compte des adaptations locales des crabes bleus (e.g. périodes de reproduction, de lâché des larves en mer, du régime alimentaire, etc.) et la connectivité entre les populations à moyennes et larges échelles semble être la clé dans une gestion harmoniser des crabes bleus en Méditerranée. Agir localement (contrôles et pêche intensive aux périodes clés de production des œufs par exemple) permettrait d’avoir des effets à plus larges échelles (diminution du nombre de larves relâchées et limitation des ponts/connexions entre les populations par exemple). Ainsi, collaborer, se rencontrer et dialoguer entre les pays semble-t-être la clé.

 

 

Rédaction : Guillaume Marchessaux, Université de Palerme

Relecture : Marie Garrido et Nathalie Barré (Pôle-relais lagunes méditerranéennes), Madeleine Freudenreich (Comité français de l’UICN)