Comme le démontrent les différents articles proposés dans le numéro spécial jussie de la lettre d’information de septembre-octobre 2020, la France n’est pas le seul pays à être confronté aux invasions de jussie. L’implantation relativement ancienne des jussies en métropole, la disponibilité d’un nombre important d’expériences de gestion et de travaux de recherche, et la dynamique d’un réseau d’acteurs mobilisé sur ces espèces en France intéressent la communauté internationale en lui fournissant informations, expériences et savoir-faire.
Cet article propose une synthèse publiée en juillet 2020 d’une analyse comparative entre Japon, France et Angleterre de la gestion de la jussie. Au-delà des aspects réglementaires qui y sont analysés, cet article illustre les fruits d’une collaboration débutée entre chercheurs et gestionnaires de ces trois pays, et mets en évidence la nécessité de tels échanges.
Un japonais à Paris
Septembre 2015. C’est au Trocadéro, dans les anciens locaux du Comité français de l’UICN que nous avons reçu le professeur Kenji Kamigawara, de l’Université de Shiga. Sa visite en Europe avait un but précis : bénéficier de l’expérience française en matière de gestion de la Jussie à grandes fleurs, L. grandiflora. En effet, l’espèce est observée au Japon depuis 2005, où elle a fait son apparition dans la préfecture de Wakayama. En 2009, elle est installée dans le lac Biwa, le plus grand lac du pays (670 km²) (voir figure 1), où elle occupait discrètement 142 m², qui est un joyau mondial en termes d’écosystème lacustre. En 2013, l’espèce s’imposait dans le paysage et déployait ses fleurs jaunes sur 7,5 ha, alertant les autorités et les associations locales. La nécessité d’intervenir a été discutée et les protagonistes japonais recherchaient alors des retours d’expérience de gestion de cette espèce auprès de pays confrontés à son invasion, aussi bien sur les techniques d’interventions que sur la réglementation en vigueur.
C’est donc dans ce contexte que Kenji Kamigawara est venu en France, à la rencontre de divers experts français : le Comité français de l’UICN, pour les aspects stratégiques et réglementaires, mais également AgroCampus Ouest pour les aspects recherche, le PNR de Brière et l’EPTB Vilaine, pour les aspects gestion, la DREAL Pays-de-la-Loire pour les aspects réglementaires et également le bureau d’étude Ethnozzi pour les aspects socio-culturels de la gestion de cette espèce. Une visite sur le terrain en Brière lui a également permis d’observer la situation et de découvrir les formes terrestres de jussie, de plus en plus observées en France, et de discuter de nombreux aspects de la gestion de cette espèce, considérée comme largement répandue à l’échelle métropolitaine.
Kenji Kamigawara a poursuivi sa visite au Royaume-Uni où la situation est bien différente : détectée en 1998 près de Londres, l’espèce a fait l’objet d’interventions rapides ayant permis son éradication sur ce site. En 2019, l’espèce a également été éradiquée dans 14 des 39 sites recensés à l’échelle du pays, et la superficie cumulée encore colonisée par la jussie dans les autres sites était seulement de 178 m². Des rencontres avec l’Environment Agency et le Wildfowl and Wetlands Trust ont permis d’échanger des informations sur la réglementation en vigueur, le mécanisme de détection précoce et de réaction rapide et les techniques d’intervention employées.
Gestion et interrogations
De retour au Japon, les informations fournies par les différents acteurs rencontrés, les retours d’expérience et guides de gestion anglophones produits par le Centre de ressources EEE (encore GT IBMA à cette époque) ont contribué à orienter les interventions de gestion programmées dans la région du Lac Biwa. Grâce à des interventions de gestion mécaniques et manuelles pour un coût total équivalent à 2,7 millions d’euros, la superficie colonisée par la jussie, qui atteignait 30 ha en 2016, est réduite à 7,9 ha cette même année (voir figure 1b). L’espèce est cependant retrouvée en aval du lac Biwa, dans les régions de Kyoto, d’Osaka et à l’est de Tokyo.
Le séjour en Europe de Kenji Kamigawara est ainsi à l’origine d’un questionnement sur les différentes manières de traiter les invasions de jussie au Japon, en France et en Angleterre. Il s’agit d’identifier les facteurs facilitant une détection précoce et une réaction rapide et de comprendre pourquoi l’ensemble des sites colonisés en Grande-Bretagne fait l’objet d’interventions de gestion, alors que ce n’est pas le cas au Japon et encore moins en France. Ces questions sont explorées dans le cadre d’une étude comparative de la gestion de la jussie dans ces trois pays.
Historique des invasions et dispositions légales
Après plusieurs tâtonnements, Kenji Kamigawara et son équipe ont décidé de mener cette analyse comparative sous l’angle réglementaire. Les résultats de ces travaux ont fait l’objet d’une publication parue en juillet 2020 dans la revue « Journal of international wildlife law & policy », avec l’appui des collègues anglais et français (Emmanuelle Sarat, Alain Dutartre, Trevor Renals, Richard Bullock, Jacques Haury, Benjamin Bottner et Jean-Patrice Damien).
Cet article explore donc l’historique des invasions et de la gestion de la Jussie à grandes fleurs dans trois pays développés de l’hémisphère nord et tente de répondre aux questions suivantes :
- Est-ce que l’interdiction de vente et d’introduction d’une plante aquatique exotique envahissante peut empêcher sa dispersion dans le milieu naturel ?
- Qui est responsable de la gestion des sites colonisés par L. grandiflora ?
- Quelles sont les procédures gouvernementales sont nécessaires pour organiser cette gestion ?
- L’utilisation d’herbicides doit-elle être autorisée dans le cas particulier de la gestion des plantes aquatiques exotiques envahissantes ?
Le tableau récapitulatif ci-dessous synthétise les éléments de réponse à ces questions pour chacun des pays étudiés.
France | Angleterre | Japon | |
Historique de l’invasion | Premières observations en 1830. Largement répandue sur le continent, avec d’importantes surfaces colonisées dans des zones humides. N’a pas fini de se disperser, et de très nombreux sites ne font pas l’objet d’interventions de gestion. | Première observation en 1998. Le nombre de sites est stable, et tous font l’objet de mesures de gestion. | Première observation en 2005. Une invasion à grande échelle sur le lac Biwa, et la dispersion se poursuit dans les secteurs de Kyoto, d’Osaka et de Tokyo. Certains sites ne font pas l’objet d’interventions de gestion. |
Interdictions | Interdiction d’introduction, d’utilisation, de vente et de transport depuis 2007, renforcé en 2018 avec la réglementation européenne | Interdiction d’introduction en 2010. Interdiction de vente, possession, et transport en 2014. | Interdiction de vente, possession, et transport en 2014. |
Responsabilité de la gestion sur site | Les amendes prévues en cas d’introduction dans le milieu naturel, de façon volontaire ou par négligence ou imprudence, impliquent que le propriétaire est responsable de la gestion, mais cette responsabilité reste très diluée par l’absence de contrôles et d’application de la réglementation. | Le propriétaire est responsable de la gestion. | Personne n’est responsable. |
Procédure gouvernementale pour les interventions de gestion | Autorisation préfectorale requise. | Pas d’autorisation requise. | Autorisation ministérielle requise. |
Utilisation d’herbicides dans les milieux aquatiques ou à proximité | Interdite depuis 2009. | Autorisé sous certaines conditions strictes. | Autorisé mais n’a été testé que dans une riziculture (élus réfractaires à leur utilisation). |
Historique d’invasion et capacité de réaction
Les trois pays se situent à des stades d’invasion différents. En France, l’espèce est présente depuis près de deux siècles et a colonisé d’importantes superficies dans de nombreuses régions. En Angleterre, l’espèce est connue depuis 1998 et les sites font tous l’objet d’une gestion, avec des éradications réussies. Au Japon, l’espèce est présente sur une dizaine de sites connus avec une invasion majeure sur le lac Biwa (voir figure ci-dessous).
France (données 2018) ; © FCBN SiFlore in Kamigawara et al., 2020 | Angleterre (données 2018). Source : Renals, 2017 in Kamigawara et al., 2020 | Japon (données 2018). Source : Kamigawara et al., 2020 |
Figure 4 a,b et c. Répartition de L. grandiflora en France (a), Angleterre (b) et Japon (c).
Des interdictions d’introduction et d’utilisation insuffisantes pour ralentir la dispersion de la jussie
Les trois pays ont interdit l’introduction dans le milieu naturel et l’utilisation de la plante.
Ces interdictions interviennent en 2007 en France, soit près de 180 ans après les premières observations de l’espèce en milieu naturel, en 2014 au Japon (9 ans après les premières observations) et en Angleterre (16 ans après les premières observations). Pour autant, il semble que dans ces trois pays ces interdictions n’ont pas permis de limiter la dispersion de l’espèce. De nouveaux sites colonisés y sont rapportés chaque année. En Angleterre, malgré l’éradication réussie de l’espèce sur certains sites, le nombre de nouveaux sites découverts chaque année reste constant (voir figure 5).
Kenji Kamigawara et ses collègues indiquent donc que la réponse à la première question qu’ils se posaient, « Est-ce que l’interdiction de vente et d’introduction d’une plante aquatique exotique envahissante peut empêcher sa dispersion dans le milieu naturel ? » est négative pour ce qui concerne la jussie, déjà implantée en milieu naturel dans ces trois pays.
Propriété privée et capacité d’intervention, clés pour une bonne gestion des jussies
Concernant la deuxième question « qui est responsable de la gestion des jussies sur le site ? », les auteurs indiquent qu’au Japon aucun texte législatif ne précise qui est responsable de la gestion des plantes exotiques envahissantes.
En France, des sanctions sont prévues pour les introductions volontaires de jussies et également pour des introductions par négligence ou imprudence. Mais cette réglementation reste quasiment inapplicable, l’introduction involontaire par négligence restant difficile voire impossible à démontrer et les contrôles totalement inefficaces dans le cas d’une espèce largement répandue.
Seule l’Angleterre dispose d’une législation précisant la responsabilité des propriétaires fonciers dans la gestion des plantes exotiques envahissantes sur leurs propriétés.
Les services de l’Etat (le DEFRA) ont interprété l’article 14 de la Wildlife and Countryside Act 1981 en considérant que les EEE peuvent causer une nuisance aux propriétés voisines ou à l’espace public et se répandre dans la nature. Une loi de 2014 sur la criminalité et la responsabilité sociale prescrit également un avis de protection communautaire contre toute conduite ayant un « effet préjudiciable », de nature persistante ou continue, sur la qualité vie de ceux qui vivent dans la localité », qui est utilisé pour gérer les EEE, et notamment la renouée du Japon, qui sont effectivement considérées comme des nuisances aux communautés. Ces dispositions sont complétées par une loi de 2015 sur les infrastructures qui donnent aux autorités en charge de l’environnement le pouvoir d’obliger un propriétaire à engager des actions contre les EEE nouvellement détectées et qui sont les cibles des stratégies d’éradication telles que la jussie.
Les législations française et japonaise existantes ne sont pas formellement soutenues par l’Etat pour inciter les propriétaires fonciers à agir contre les EEE. Une fois informés, les propriétaires concernés par des invasions d’EEE ont alors tendance à attendre (Wait and see) et n’interviendront qu’une fois confrontés à une situation qui nécessitera d’importantes interventions de gestion car considérée comme hors de contrôle à leur échelle. Cette inertie exclue donc la réaction rapide possible après détection précoce pourtant préconisée dans toutes les stratégies et réglementations relatives aux EEE (européenne et nationale par exemple).
Concernant la nécessité de disposer d’autorisations légales pour gérer la jussie, Kenji Kamigawara et ses collègues y trouvent une portée limitée. Ces autorisations permettent de dresser un cadre d’intervention et d’identifier les autorités compétentes pour intervenir, mais ne contraignent pas les propriétaires à agir, seulement à donner accès à leurs propriétés.
Enfin, au sujet de l’utilisation des herbicides dans les milieux aquatiques, autorisée en Angleterre et au Japon sous certaines conditions mais interdite en France, les auteurs indiquent que si leur efficacité a été démontrée dans certains cas en Angleterre, elle concernait de très petites surfaces colonisées. Leur utilisation n’est donc pas envisageable dans le cas d’espèces largement répandues et ils jugent que les risques de contamination des milieux aquatiques ne sont pas négligeables et doivent être pris en compte dans les stratégies de gestion qui y feraient recours.
En guise de conclusion : la jussie, créatrice de liens entre chercheurs et gestionnaires d’horizons variés ?
Kenji Kamigawara et ses collègues concluent en précisant que le cadre réglementaire analysé dans cette étude comparative n’est pas le seul facteur à prendre en compte pour comprendre l’efficacité de la gestion des plantes exotiques envahissantes. L’analyse des stratégies nationales ou régionales existantes, le partage des responsabilités et des coûts de gestion au sein des différents services de l’Etat, mais également les collaborations entre les différentes parties prenantes et l’existence de communautés et de réseaux d’experts sont cités parmi les sujets qui mériteraient d’être explorés.
Sur ces deux derniers points, nous ne pouvons que conforter les auteurs au sujet de l’importance d’accroitre les échanges d’information et les collaborations pour améliorer la gestion des invasions biologiques. La publication de cette analyse comparative, qui est le fruit d’échanges informels entre des acteurs clé dans trois pays confrontés à une même espèce, en est d’ailleurs une bonne illustration. Le développement de la jussie dans ces trois pays et les échanges d’expériences qui ont opéré, d’abord, entre la France et l’Angleterre, puis entre le Japon, la France et l’Angleterre, ont certainement apporté une aide précieuse dans la mise en place d’interventions de gestion pour réguler l’espèce. L’analyse des différentes législations qui découle de ces échanges pourra quant à elle être source d’inspiration dans chacun de ces trois pays pour réviser ou créer des textes de loi permettant une meilleure prévention et une gestion des invasions, mais également d’accompagner les différentes parties prenantes devant appliquer ou faire appliquer cette législation.
Enfin, si nous étions amenés à poursuivre cette analyse comparative sous l’angle du partage d’information, d’expérience et de savoir-faire, la France y apparaîtrait sans doute comme une meilleure élève. En effet, les réseaux d’acteurs et les coordinations territoriales qui existent depuis de nombreuses années et qui se multiplient, ainsi que l’expertise de la communauté d’acteurs associée, valorisée à l’international notamment dans le cadre des travaux du Centre de ressources sur les EEE (retours d’expériences de gestion et publications) pourraient ainsi constituer une source d’inspiration pour d’autres pays.
La jussie, qui nous pose habituellement de nombreuses difficultés, s’avère alors facilitatrice pour initier des collaborations, valoriser et transférer notre expertise et notre savoir-faire au-delà de nos frontières… La stratégie nationale de gestion des jussies, en cours de rédaction par l’OFB avec l’appui du Centre de ressources EEE, devrait très prochainement proposer un cadre d’action pour proposer les interventions à mettre en œuvre pour limiter l’occupation des territoires par les jussies, réduire leurs impacts, rétablir les usages et préserver la biodiversité, en mettant en place une gestion concertée, pratique et efficace. Très attendu des acteurs français, ce document constituera également une source d’informations utile à l’ensemble de la communauté internationale confrontée à ces deux espèces.
Rédaction : Emmanuelle Sarat, Comité français de l’UICN
Relectures : Alain Dutartre (expert indépendant) et Madeleine Freudenreich (Comité français de l’UICN), Benjamin Bottner (EPTB Vilaine), Jean-Patrice Damien (PNR Brière), Jacques Haury (Agrocampus Ouest).
En savoir plus :