Le ver de feu Hermodice carunculata (Pallas 1766) : espèce non indigène (ENI) marine envahissante ou espèce indigène envahissante ?

Les médias relayent régulièrement des phénomènes marins jugés impressionnants : explosion de méduses dans une zone de baignade, échouage massif de vélelles (Cnidaire proche des méduses) sur une plage, augmentation très rapide de populations de poulpes ou encore prolifération de vers de feu. 

Le vocabulaire déployé à propos de ces phénomènes reprend des termes identiques à ceux utilisés lorsqu’on parle d’espèces non-indigènes marines : arrivée, invasif, envahissant, prolifération, propagation, lutte, gestion, impacts, etc.

Quelles sont les différences et où se situent les frontières entre une espèce non indigène envahissante (ENI) et une espèce indigène envahissante ?

En théorie, la différence est simple : il s’agit de la définition d’un statut d’origine établi à partir des connaissances disponibles sur l’espèce considérée. Une espèce non indigène envahissante est une espèce qui a été introduite par une activité humaine, volontairement ou non, dans un milieu où elle n’était pas historiquement présente, et où elle y présente des impacts négatifs notables. Dans le contexte marin, l’introduction peut se produire par des vecteurs tels que les eaux de ballast transportées par les navires, le commerce d’aquariophilie ou encore les activités aquacoles. Une espèce indigène envahissante est une espèce originaire du milieu considéré et qui se met à y proliférer (envahir) de manière excessive sans raison nécessairement identifiée, venant ainsi perturber les équilibres écologiques locaux.

Dans les faits, réussir à établir et valider le statut d’une espèce est parfois difficile, en particulier dans les milieux marins où les espèces peuvent être hautement mobiles, les milieux très interconnectés et où les données historiques de distribution des espèces sont parfois inexistantes et souvent insuffisantes.

Retour sur le cas du « ver de feu marin » (Hermodice carunculata) ayant défrayé la chronique durant l’été 2024.

Ces articles reprennent un vocabulaire proche de celui également utilisé pour décrire des espèces non-indigènes marines envahissantes et des citations de scientifiques italiens ou américains experts en espèce non-indigène marine envahissante, laissant donc supposer que ce ver est une ENI.

Ver de feu : Espèce non-indigène marine envahissante ou espèce indigène envahissante ?

Ce ver polychète thermophile de l’ordre des Amphinomida est actuellement largement répandu dans la ceinture subtropicale des deux côtés de l’Atlantique (golfe du Mexique, Caraïbes, Brésil, golfe de Guinée, Canaries, etc.) et la Méditerranée orientale avec une présence importante signalée dès les années 70 (Lizama et Blanquet, 1975, GBIF). Des observations le signalent également le long des côtes de Norvège (une centaine d’occurrences entre 1997 et 2003) et en mer Rouge sur la côte égyptienne (GBIF). L’espèce n’est pas signalée comme présente dans les océans Pacifique et Indien, à l’exception de deux occurrences en Indonésie méritant une identification validée.

Hermodice carunculata n’est actuellement pas classée comme espèce non-indigène envahissante dans les principales bases de données disponibles (INPN, GRIIS/GBIF, NNSS, Nemesis, Worms, etc.) ni dans la littérature scientifique.  Le GRIIS (registre international des espèces introduites et envahissantes) indique que l’espèce apparaît dans la liste des espèces introduites en Égypte.

(a) Vue frontale d’un specimen de Hermodice carunculata ; (b) Hermodice carunculata sur un substrat rocheux. Crédits: Michele Solca (Toso et al. 2022).

Une répartition mondiale qui pose question quant au statut à lui attribuer

Les premiers signalements connus d’Hermodice en Méditerranée orientale datent de la première moitié du 19e siècle, par exemple en 1837 en Sicile, limite ouest de sa répartition observée jusque dans les années 1960 (Righi et al. 2022). L’espèce est actuellement présente en Sardaigne et tout le long des côtes italiennes. Un signalement a été noté dans le sud de la péninsule ibérique en 2011 (Righi et al. 2022 citant Coma et al. 2011). Le golfe du Lion ne semble pas encore abriter de population. Dans les Caraïbes et le long de la côte américaine, les plus anciennes occurrences répertoriées sont datées de la seconde moitié du 19e siècle (spécimens conservés et occurrences présentes dans les bases de données consultables via le GBIF).

Des observations relativement anciennes existent donc des deux côtés de l’Atlantique, avant l’intensification des échanges commerciaux, sans que la littérature scientifique n’indique de région native privilégiée. De ce fait, Hermodice est considéré comme natif en Atlantique et en Méditerranée. Par ailleurs, une grande connectivité génétique existe entre les populations de ces deux grandes régions, avec deux sous-clades et des différences morphologiques probablement dues à des adaptations aux conditions locales (Ahrens et al. 2013, Toso et al. 2022). La question se pose alors de la façon dont l’espèce a pu se déplacer d’un bord à l’autre de l’Atlantique, en particulier si ses caractéristiques larvaires auraient pu lui permettre cette traversée sans intervention humaine.

En revanche, l’espèce est considérée comme introduite en mer Rouge le long des côtes égyptiennes, ce qui pourrait conduire à la qualifier d’espèce « contre-lessepsienne » car le sens du courant favorise habituellement le passage des espèces de la mer Rouge vers la mer Méditerranée. Des larves pourraient avoir voyagé à contre-courant, par exemple dans les eaux de ballast de navires transitant par le canal dans le sens nord – sud.

Une expansion en méditerranée de plus en plus importante

En Méditerranée, l’expansion de la population vers le nord et l’ouest pouvait être freinée par l’incapacité des larves à se développer dans une eau à moins de 22° C. Le réchauffement des eaux permettrait maintenant à l’espèce d’agrandir largement son aire de répartition et de se multiplier, comme dans les eaux de la mer Ionienne (Toso et al. 2022), en Sardaigne, en Sicile ou en Calabre (Tiralongo et al. 2023). L’espèce pourrait même devenir bioindicatrice du réchauffement des eaux.

Des données de sciences participatives (base de données et photos sur des réseaux sociaux), couplées à des campagnes d’échantillonnages classiques et des recherches de spécimens dans les collections des stations marines, apportent les preuves de son expansion en Méditerranée et de phénomènes locaux de densification de populations en Italie où le ver de feu peut alors être considéré comme une « espèce indigène envahissante » (Toso et al. 2022, Righi et al. 2022).  Par exemple, Toso et al. (2022) indiquent que, dans une des stations étudiées en mer Ionienne dans les années 90 et en 2021, la densité de population est passée d’un seul individu observé par plongée de 45 min à 200 à 400 individus durant le même laps de temps. 

Ensemble des localités où des spécimens de Hermodice carunculata ont été signalés dans les sous-bassins méditerranéens entourant les côtes italiennes. La taille des cercles correspond au nombre d’observations, et les cercles plus grands représentent un plus grand nombre d’observations (du plus petit nombre d’observations au plus grand ) (Righi et al. 2020).

Son expansion est-elle entièrement naturelle ou « aidée » par les activités humaines ?

A ce jour, il n’est pas possible d’établir si l’expansion d’Hermodice vers le nord en Atlantique et vers le nord et l’ouest en Méditerranée est uniquement due à sa capacité de dispersion larvaire propre ou si l’espèce franchit certaines barrières géographiques grâce aux activités humaines.

En effet, la durée de la phase larvaire planctonique est suffisamment longue pour permettre une large expansion géographique naturelle (Righi et al. 2022) et une implantation facilitée dans des zones où les températures augmentent régulièrement. Cette capacité lui permet également d’être transportée sur de longues périodes et distances par les eaux de ballast (Schulze et al. 2017).

Un transport par « rafting » d’individus adultes sur les débris marins naturels ou artificiels (Schulze et al. 2017, citant plusieurs études et inventaires d’espèces sur déchets biogènes et abiogènes) est aussi envisageable. Il existe, par exemple, des occurrences d’observation en eaux froides, le long des côtes de Norvège (GBIF), 1997/2003 et 2019/2020, suggérant des arrivées d’individus adultes, sans établissement pérenne de population. 

Le ver de feu peut survivre dans des conditions très variées, y compris en zones pauvres en oxygène ou dans des milieux pollués et artificiels. Il supporte une large gamme de températures et de salinités et a un régime alimentaire flexible (Schulze et al. 2017). Protégé par des soies urticantes, une solide couche de chitine et de carbonate de calcium, il a peu de prédateurs naturels. En outre, les individus peuvent vivre jusqu’à 9 ans. On retrouve également ces types de caractéristiques chez les ENI marines.

Conclusion

D’autres exemples d’expansion vers le nord et l’ouest d’aires de répartition d’espèces végétales et animales natives de mer Méditerranée sont déjà documentés : poisson bleu Omatomus saltatrix, barracuda jaune Sphyraena viridensis, labbe orné Thalassoma pavo ou encore le corail orange Astroides calycularis (Righi et al. 2022), etc.. Tant qu’elles n’ont pas d’impacts évalués ou directement visibles comme Hermodice, leurs arrivées dans un nouvel espace passent tout d’abord inaperçues dans la presse grand public.

Lorsqu’elles se développent rapidement et présentent des impacts négatifs tangibles et documentés (notamment des impacts directs sanitaires et économiques) apparait alors le terme « d’espèce indigène envahissante ». Des confusions avec le terme « d’espèce non-indigène marine envahissante » peuvent ainsi apparaître.

Pour la plupart des espèces des milieux marins, les origines, les voies d’introduction et de propagation exactes sont largement méconnues. En revanche, pour Carey et al. (2012), quel que soit le statut qui leur est attribué, les mécanismes d’implantation et de proliférations sont identiques, tout comme les difficultés ultérieures de gestion en cas d’impacts avérés.

Trancher le débat sur le « statut » d’Hermodice carunculata reste donc complexe : il existe bien deux populations génétiquement proches en Méditerranée et dans le golfe du Mexique. Est-ce par sa seule capacité de dispersion larvaire que cette espèce, inféodée au stade adulte aux zones coralliennes et petits fonds rocheux côtiers, est passée d’un bord à l’autre de l’Atlantique à partir d’une population souche ? Est-ce que les flux génétiques entre ces deux bords océaniques et son arrivée dans des eaux froides nordiques sont « aidés » par le transport des larves dans les eaux de ballast ou le « rafting » d’individus adultes sur des déchets flottants naturels ou anthropiques ? De même, son expansion actuelle en Méditerranée occidentale est-elle favorisée par les activités anthropiques avec des « sauts biogéographiques », par exemple entre la côte ouest de l’Italie et la côte sud-est de l’Espagne (« sautant » ainsi les eaux plus fraîches du golfe du Lion) ?  Ou bien est-ce que le réchauffement des eaux apporte progressivement des territoires élargis avec des conditions favorables d’implantation (température) et de développement de populations ?  

Pour le cas d’Hermodice, il semble difficile de trancher scientifiquement et définitivement sur l’ensemble de ces questions. Toujours est-il que les bases de données mondiales d’espèce non-indigène ne le classent actuellement pas comme exotique ou exotique envahissant ni en Méditerranée ni en Atlantique et la littérature scientifique le signale comme « espèce native/indigène/néo-native invasive » en Méditerranée.  En mer Rouge, l’espèce est à surveiller pour décider d’un éventuel changement de son statut, « d’introduite » à celui « d’exotique envahissante » …

(a) Hermodice carunculata mangeant un spécimen d’Aplysia mort ; (b) H. carunculata mangeant un oursin mort ; (c) H. carunculata mangeant un morceau de poulet utilisé comme appât. Crédits : Andrea Toso (a, b) et Michele Solca (c) (Toso et al. 2022).

Les impacts négatifs de populations importantes de vers de feu

La densification locale d’une population ou l’arrivée des vers de feu dans des zones qui en étaient auparavant dépourvues peuvent provoquer trois types d’impacts.

Impacts écologiques : Hermodice est un détritivore et un prédateur carnivore avec un large spectre d’invertébrés consommés (y compris poulpes, concombres, méduses, anémones, polypes de corail, etc.) et de petits poissons, pouvant perturber les chaînes trophiques benthiques et les communautés coralliennes. De plus, il est porteur de pathogènes de type Vibrio, responsable d’épisode de blanchiment de coraux.  Il n’est pratiquement pas prédaté en milieu naturel du fait de la toxicité de ses « soies » calcaires. (Tiralongo et al. 2023)

Les impacts économiques directs et indirects d’une augmentation rapide de population d’Hermodice peuvent être très importants lorsqu’ils prolifèrent dans des zones pêchées car ils s’attaquent aux appâts de ligne ainsi qu’aux poissons pris dans les filets des pêcheurs professionnels et les rendent impropres à la vente ainsi qu’aux appâts sur les hameçons des pêcheurs de loisir (Tiralongo et al. 2023).

Impacts sanitaires : ses magnifiques « soies » blanches sont venimeuses et extrêmement urticantes, provoquant des sévères érythèmes et des brûlures douloureuses. Elles causent ces brûlures tant aux baigneurs qu’aux pêcheurs (Righi et al. 2022).

Ces trois types d’impacts sont identiques à ceux que l’on retrouve fréquemment chez de nombreuses espèces non-indigènes marines envahissantes et chez les espèces exotiques envahissantes en général. Pour la presse et le grand public, les termes utilisés pour les décrire seront donc identiques, quel que soit le statut de l’espèce. Les difficultés de gestion seront également identiques.  

Rédaction : Coraline Jabouin (OFB)

Relecture : Camille Bernery (Comité français de l’UICN), Alain Dutartre (Expert indépendant)

Crédits de la photo en bandeau : Pierre Mkrs

Bibliographie :
  • Ahrens JB, Borda E, Barroso R, Paivas PC, Campbell AM, Wolf A, Nugues MM, Rouse GW, Schulze A. 2013. The curious case of Hermodice carunculata (Annelida: Amphinomidae) : evidence for genetic homogeneity throughout the Atlantic Ocean and adjacent basins. Molecular Ecology 22 : 2280–2291.
  • Carey MP, Sanderson BL, Barnes KA, Olden JD. 2012. Native invaders-challenges for science, management, policy, and society. Frontiers in Ecology and the Environment 10(7) : 373381. 
  • Fishelson L. 2001. Community structure and fish and invertebrate biodiversity in marine ecosystems: the consequences of our actions. Boletim do Museu Municipal do Funchal 6, 331–348.
  • Lizama J, Blanquet RS. 1975. Predation on sea anemones by the amphinomid polychaete, Hermodice carunculata. Bulletin Marine Scicence. 25 : 442-443.
  • Righi S, Prevedelli D, Simonini R. 2020. Ecology, distribution and expansion of a Mediterranean native invader, the fireworm Hermodice carunculata (Annelida). Mediterranean Marine Science 21(3) : 558–574.
  • Righi S, Forti L, Simonini R, Ferrari V, Prevedelli D, Mucci A. 2022. Novel Natural Compounds and Their Anatomical Distribution in the Stinging Fireworm Hermodice carunculata (Annelida). Marine drug. 20(9) : 585.
  • Schulze A, Candace J, Rudek G et T. 2017. Tough, armed and omnivorous : Hermodice carunculata (Annelida: Amphinomidae) is prepared for ecological challenges. Journal of the Marine Biological Association of the United Kingdom 97(5) : 1075–1080.
  • Tiralongu F, Marino S, Ignoto S, Martellucci R, Lombardo BM, Mancini E, Scacco U. 2023. Impact of Hermodice carunculata (Pallas, 1766) (Polychaeta: Amphinomidae) on artisanal fishery : A case study from the Mediterranean sea. Marine Environmental Research. 192.
  • Toso A, Furfaro G, Fai S, Giandgrande A, Piraino S. 2022. A sea of fireworms ? New insights on ecology and seasonal density of Hermodice carunculata (Pallas, 1766) (Annelida) in the Ionian Sea (SE Italy). The European Zoological Journal 89(1) : 1104–1114.
  • Yáñez-Rivera B, Salazar-Vallejo S. 2011. Revision of Hermodice Kinberg, 1857 (Polychaeta: Amphinomidae). Scientia Marina. 75(2)