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Les espèces exotiques envahissantes : une menace pour les services écosystémiques en Europe ?

Les espèces exotiques envahissantes impactent la biodiversité et les services écosystémiques, mais leurs effets à grande échelle restent encore mal compris. Une étude dénommée « Risks posed by invasive species to the provision of ecosystem services in Europe » publiée dans Nature communications évalue les risques posés par 94 espèces exotiques envahissantes sur sept services écosystémiques clefs en Europe. Elle démontre des impacts potentiels sur les loisirs en plein air, le maintien des habitats, la production agricole et la rétention de l’azote. Des zones à haut risque ont été identifiées, représentent de 0 à 13 % du territoire européen et sont notamment situées en France.

Introduction

Selon le rapport IPBES de 2019, depuis 1970, la capacité de la nature à maintenir la qualité de vie humaine évaluée en se référant à l’état de la biodiversité et des services écosystémiques se détériore. Il est admis que la propagation de plus en plus rapide des espèces exotiques envahissantes (EEE) est un des facteurs clef de cette détérioration. Toutefois, les études portant sur les impacts des EEE sur les services écosystémiques sont dispersées et portent le plus souvent sur des espèces spécifiques ou des zones limitées, rendant difficile toute généralisation à grande échelle. Une meilleure compréhension des principales menaces pouvant affecter les services et les zones prioritaires pour la conservation permettrait d’élaborer des politiques de prévention et de gestion des invasions biologique plus efficaces pour la préservation de ces zones.

C’est pourquoi Gallardo et al. (2024) ont quantifié et cartographié les risques actuels et futurs posés par les EEE sur les services écosystémiques à l’échelle européenne.  

Eléments de méthode

Trois catégories de services ont été prises en compte dans cette analyse : régulation, approvisionnement et culture. Sept services déclinés dans ces catégories ont été évalués : le maintien des habitats, la rétention de l’azote, la rétention des sols (e.g., la prévention de l’érosion), le contrôle des inondations, la production agricole, la production de bois et les loisirs en plein air.

La gravité des impacts dépend de la vulnérabilité des écosystèmes concernés et de leur exposition au risque.

  • La vulnérabilité est déterminée par la diversité des services écosystémiques sensibles à chaque EEE, les zones à très haute et très faible variété étant particulièrement vulnérables. Par exemple, les habitats anthropiques, bien que souvent très exposés aux EEE, sont moins vulnérables à une perte de services en raison de leur faible variété de services disponibles. À l’inverse, les zones bien conservées, bien que moins exposées aux menaces actuelles ou futures, restent très vulnérables.
  • L’exposition est mesurée par la présence actuelle et/ou future potentielle des EEE, en supposant qu’elles peuvent occuper les territoires les plus accessibles et favorables à leur niche écologique.

Cette étude s’est concentrée sur 94 EEE (32 plantes terrestres, 29 animaux terrestres, 20 animaux d’eau douce et 13 plantes d’eau douce) toutes incluses ou en cours d’examen pour être incluses dans la Liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union européenne. L’analyse a seulement porté sur les impacts négatifs des EEE sur les services, les évaluations des impacts positifs des EEE sur les services étant encore rares.

Résultats

• Exposition actuelle de l’ensemble des services écosystémiques aux invasions biologiques

Figure 1 : Exposition actuelle des services écosystémiques aux EEE les plus susceptibles de les impacter. L’exposition est mesurée par le nombre d’EEE par cellule de 10×10 km actuellement présent dans les zones offrant des niveaux bas, moyen et haut de services écosystémiques. Les p-values correspondent aux résultats des tests de comparaison ANOVA.

Chiffres globaux – À travers les 658 combinaisons potentielles entre les 94 EEE et les sept services écosystémiques étudiés, 269 impacts potentiels ont été identifiés, représentant 41 % des combinaisons possibles. Toutes les EEE n’affectent pas tous les services écosystémiques. Par exemple, un animal aquatique est peu susceptible d’affecter les productions agricoles ou de bois, tandis qu’une plante terrestre aura des répercussions limitées sur la qualité de l’eau.

Les services les plus fréquemment affectés sont la fourniture de loisirs en plein air (70 espèces), le maintien des habitats (57 espèces), la production agricole (41 espèces), la rétention du sol et de l’azote (43 et 31 espèces, respectivement). En revanche, les services les moins impactés sont la production de bois (14 espèces) et le contrôle des inondations (13 espèces).

Exposition et vulnérabilité actuelle – Des cartes indiquant le potentiel de fourniture de services écosystèmes ont été établies en se basant sur les caractéristiques biophysiques de chaque écosystème. Pour étudier la vulnérabilité, ces cartes ont été classées en trois catégories : faible (20 % des valeurs de fourniture de service les plus basses), moyenne (20-80 % des valeurs de fourniture) et élevée (20 % des valeurs de fourniture les plus élevées).

L’exposition actuelle aux invasions biologiques est plus prononcée dans les zones à faible fourniture de services écosystémiques, mais seulement pour les services de régulation et culturels tels que le maintien des habitats, le contrôle des inondations et les loisirs en plein air (Fig. 1A-D). Il est intéressant de noter que l’exposition actuelle aux EEE est significativement plus élevée dans les zones où la production agricole et la rétention de l’azote sont les plus importantes (Fig. 1 E-F).

Cartographie – L’exposition actuelle du territoire européen aux 94 espèces envahissantes préoccupantes se concentre principalement en Europe de l’Ouest, notamment au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en France, en Belgique et en Irlande (Fig. 2A). Cette concentration, souvent rapportée dans la littérature, est attribuable à une combinaison de conditions climatiques clémentes, d’une forte influence humaine et d’une longue histoire de commerce et de voyages internationaux.

• Exposition future de l’ensemble des services écosystémiques aux invasions biologiques

Des modèles de distribution d’espèces ont été utilisés pour cartographier les zones propices à l’établissement des EEE dans les conditions climatiques actuelles. Ces modèles intègrent des données mondiales sur la répartition des espèces et une gamme de prédicteurs incluant le climat, l’altitude et l’accessibilité humaine, cette dernière tenant compte du transport et de l’établissement des envahisseurs facilités par les activités humaines (pression de propagule). En supposant que les EEE peuvent se propager dans tous les sites présentant des conditions très favorables, ces cartes permettent de prédire l’exposition potentielle future des services écosystémiques aux invasions biologiques. Elles montrent une augmentation substantielle des superficies de territoires concernés par une exposition future des services écosystémiques aux EEE préoccupantes, particulièrement le long des zones côtières et dans les régions biogéographiques atlantique et continentale. Cette augmentation varie selon les espèces analysées, mais en moyenne elle serait de l’ordre de 77 % par rapport aux territoires actuellement occupés.

Figure 2 : Exposition actuelle et potentielle aux 94 EEE réglementées en Europe. A. L’exposition actuelle est mesurée en fonction du nombre réel d’occurrence d’EEE ; B. L’exposition potentielle est basée sur les prédictions des modèles de distribution d’espèces.

• Distribution spatiale des risques posés par les EEE pour chacun des sept services écosystémiques considérés (Figure 3)

Maintien de l’habitat – Les EEE menacent principalement la stabilité fonctionnelle des habitats dans les zones de haute latitude et d’altitude des régions boréales, alpines et atlantiques (Fig. 5A). 57 des 94 EEE étudiées (60 %) affectent ce service, la majorité étant des plantes terrestres modifiant la structure de l’habitat, éliminant les espèces indigènes et transformant le paysage. Les occurrences des EEE en altitude et dans les environnements froids devraient augmenter à cause de la construction de routes, des changements d’utilisation des terres et du changement climatique.

Contrôle des inondations – La région atlantique est particulièrement concernée par ce service écosystémique (Fig. 5B). En effet, les zones forestières en Europe présentent un potentiel élevé pour ce service, contrairement aux plaines agricoles. 13 EEE, principalement des plantes aquatiques, pourraient aggraver les inondations en obstruant les cours d’eau et les canaux et en réduisant l’atténuation des inondations. L’importance de ces impacts devrait croître avec la demande en ressources en eau, exacerbée par la croissance démographique et les changements environnementaux globaux.

Rétention de l’azote – 31 EEE pourraient perturber les cycles des nutriments, affectant la qualité de l’eau, surtout en Europe centrale (Fig. 5C). Les plantes aquatiques envahissantes réduisent les niveaux d’oxygène dans les eaux, perturbent le cycle des nutriments, produisent de grandes quantités de biomasses et contribuent à l’eutrophisation. Les animaux envahissants fouisseurs augmentent la turbulence et la turbidité des eaux, réintroduisant des nutriments dans l’eau. Les EEE réduisent ainsi la capacité des écosystèmes à traiter les excès de nutriments provenant des activités humaines, capacité qui soutient indirectement d’autres services tels que la récréation et la santé humaine.

Rétention des sols : Les territoires principalement concernés par des impacts des EEE sur la rétention du sol se situent dans les régions boréales, alpines et continentales (Fig. 5D). 43 espèces envahissantes, dont 26 plantes terrestres, réduisent la rétention des sols en modifiant l’humidité, en dominant le couvert végétal, en laissant le sol nu en hiver et en altérant les propriétés du sol. Certaines plantes augmentent la fréquence et l’intensité des incendies, ce qui affecte la structure et la qualité du sol. Les animaux envahissants fouisseurs aggravent l’érosion en perturbant les sols et en déracinant les plantes.

Production agricole – Les impacts des EEE sur la production agricole sont les plus marqués dans les régions atlantique et continentale (Fig. 5E). 57 des 94 espèces étudiées affectent directement cette production en consommant des plantes, des graines et des fruits, en concurrençant les plantes cultivées pour la lumière, l’eau et les nutriments, en produisant des substances allélopathiques, etc.. Malgré les mesures de protection des plantes et les techniques agricoles comme la rotation des cultures, les impacts des EEE ne doivent pas être sous-estimés, car pour de nombreuses cultures, ils pourraient surpasser ceux du changement climatique. De plus, le changement climatique pourrait réduire l’efficacité de ces mesures, aggravant encore les impacts des EEE sur l’agriculture.

Production de bois : Les régions atlantique, continentale et une partie de la Méditerranée, importantes pour la production de bois, sont les plus soumises aux impacts des EEE sur ce service (Fig. 5F). 14 EEE affectent cette production en concurrençant les espèces productrices de bois, en augmentant leur vulnérabilité aux pathogènes et aux ravageurs, ou en rendant plus difficile l’accès aux plantations. Les insectes ravageurs nuisent à la croissance des arbres et certains vertébrés consomment des produits forestiers, affectant ainsi la fourniture de bois.

Figure 3 : Distribution spatiale des zones d’impacts des EEE sur les services écosystémiques. Les valeurs entre parenthèse représentent le pourcentage d’EEE impactant négativement chaque service. Les points chauds en bleu foncé sont des zones qui montrent à la fois une haute prestation de services écosystémiques et une exposition potentielle élevée aux espèces invasives susceptibles de les affecter.

Conclusions et limites de l'analyse

Les résultats de cette analyse à grande échelle confirment ceux des études antérieures sur le sujet, en soulignant les plus fortes densité d’EEE et d’intensité d’impacts dans les écosystèmes urbains, les terres cultivées et les prairies en raison de leurs niveaux élevés de perturbations favorisant l’introduction et l’établissement des EEE et leur fourniture moins élevée en services écosystémiques.

Ainsi que le montrent les cartes de la figure 2, bien que les EEE puissent poursuivre leur propagation sur le territoire européen, la plupart des zones à haute ou moyenne fourniture en services écosystémiques restent encore peu accessibles et présentent une adéquation climatique actuelle limitée pour les EEE, réduisant ainsi leur exposition. Malgré cette moindre exposition, les effets futurs des EEE sur la biodiversité et la conservation des écosystèmes dans les zones vulnérables pourraient cependant être particulièrement importants en raison de leur plus haute valeur de conservation.

Cette première quantification trans-taxonomique et évaluation spatiale à une aussi vaste échelle des risques posés par les EEE sur plusieurs services écosystémiques comporte bien évidemment des limites. Les mécanismes des impacts des EEE sur les services écosystémiques sont complexes et les preuves empiriques encore insuffisantes ou difficiles à valider. En effet, la présence d’une EEE ne garantit pas forcément un impact sur les services écosystémiques, car la densité des EEE, la nature et la diversité des micro habitats et les mesures de gestion peuvent influencer les résultats.

Diverses incertitudes subsistent également dans l’association entre les EEE et les services écosystémiques, la modélisation des espèces, la production de services, la résolution des cartes et les seuils pour définir les niveaux élevés d’exposition et de vulnérabilité. Ces résultats forment cependant une base pour des recherches futures, notamment sur les effets en cascade sur d’autres services et les synergies possibles entre différentes EEE.

En conclusion, dans l’objectif d’optimiser la gestion des EEE, il est crucial de prioriser la surveillance et la conservation dans les zones où les services écosystémiques sont les plus à risque. 

Rédaction : Camille Bernery (Comité français de l’UICN)
Relecture : Yohann Soubeyran (Comité français de l’UICN), Alain Dutartre (Expert indépendant)

Référence de l’article : Gallardo, B., Bacher, S., Barbosa, A. M., Gallien, L., González-Moreno, P., Martínez-Bolea, V., … & Vilà, M. (2024). Risks posed by invasive species to the provision of ecosystem services in Europe. Nature Communications15(1), 2631.https://www.nature.com/articles/s41467-024-46818-3

Crédit de la photo en bandeau : Isles Yacht Club