Les espèces exotiques envahissantes, malgré leur impact sur la biodiversité et les sociétés humaines, bénéficient parfois d’une acceptation culturelle pouvant compliquer les actions de gestion. Publié dans Nature en Juin 2025, un article explore à l’échelle mondiale ce phénomène d’intégration culturelle, ses mécanismes, ses implications pour la biodiversité native et propose des recommandations de gestion.
L’intégration culturelle des espèces exotiques envahissantes (EEE) est définie par les auteurs comme la conséquence d’une exposition à long terme des populations humaines à certaines EEE, menant à l’intégration de ces espèces dans l’identité des cultures locales et dans les pratiques (e.g., utilisation dans les rituels, produits médicaux, plats et produits traditionnels, intégration dans les chansons et le folklore local). Le résultat de cette intégration est souvent une perte collective de mémoire concernant l’origine, le statut originel et les usages de ces espèces au sein des entités culturelles concernées.
De nombreux facteurs influencent une telle intégration culturelle, comme :
- l’ancienneté de l’introduction, qui accroît la familiarité des populations humaines avec l’espèce ;
- l’abondance multipliant les occasions de contact ;
- l’utilité pratique de l’espèce en médecine, en cuisine, en artisanat, etc., favorisant ainsi son intégration dans certaines traditions ;
- Le charisme et l’image positive de l’espèce, souvent renforcée par les médias et les réseaux sociaux
Des impacts écologiques et socioculturels majeurs
L’intégration culturelle des EEE peut modifier en profondeur les traditions, les perceptions et les savoirs écologiques. Elle peut conduire à une homogénéisation bioculturelle, où les EEE remplacent symboliquement et pratiquement les espèces indigènes. Quand ces dernières sont culturellement centrales, les conséquences peuvent être des bouleversements socioécologiques irréversibles, particulièrement pour les peuples autochtones et communautés locales dont le patrimoine et les savoirs traditionnels sont alors directement menacés.
Quelques exemples d’intégrations culturelles et de leurs impacts :
Un exemple d’intégration culturelle d’EEE visible au Japon est celui des jouets en bois traditionnels, où l’introduction et l’expansion de la tortue de Floride (Trachemys scripta elegans), espèce exotique envahissante, a pu influencer la représentation des tortues dans la culture populaire. Les jouets traditionnels, autrefois colorés en brun et noir, à l’image de l’espèce native Mauremys japonica, sont désormais fabriqués dans des tons vifs rappelant la coloration de l’espèce exotique (Fig. 1).
Dans d’autres cas, l’intégration culturelle conduit même les populations à encourager l’expansion d’une EEE. Au Mexique, lorsque que les tiges et feuilles de la Massette (Typha domingensis) sont devenues une ressource prisée pour tresser des objets d’artisanat, les communautés locales ont commencé à faciliter intentionnellement le développement de l’espèce. Cette invasion a négativement affecté le Jonc de Californie (Schoenoplectus californicus), une plante indigène de zones humides ayant une valeur culturelle antérieure importante pour l’artisanat (Fig. 2).

Figure 1 : A gauche, une tortue endémique du Japon, Mauremys japonica (crédits : Totti, CC BY-SA 4.0). A droite, la tortue exotique envahissante Trachemys scripta elegans (crédits : Vermont Reptile and Amphibian Atlas)

Figure 2 : Typha domingensis (à gauche, crédits : Stan Shebs, CC BY-SA 3.0) et Schoenoplectus californicus (à droite, crédits : Forest & Kim Starr, CC BY 3.0 US)
Enfin, l’invasion du lac Victoria par la Perche du Nil (Lates niloticus) illustre l’ampleur des bouleversements que peut avoir une EEE sur l’environnement, l’emploi et les usages du territoire. En remplaçant les espèces natives auparavant pêchées, le développement des populations de ce poisson a en effet entraîné une transformation économique rapide autour du lac Victoria, avec la création d’emplois et le développement d’industries locales pour en assurer la pêche et la commercialisation. Pour continuer leur activité, les pêcheurs locaux ont dû investir dans des équipements coûteux adaptés à la pêche de la Perche du Nil, sans pouvoir améliorer durablement leurs conditions de vie. Le nombre de pêcheurs ayant doublé en 40 ans, la concurrence et les conflits se sont intensifiés.

Figure 3 : Perche du Nil (Crédits : Daiju Azuma, CC BY-SA 4.0)
Des impacts écologiques et socioculturels majeurs
L’intégration culturelle de certaines EEE peut ainsi fortement compliquer les actions de gestion. Les mesures radicales comme l’abattage ou l’éradication sont souvent rejetées par les populations lorsque les espèces concernées sont perçues comme locales ou ayant une valeur symbolique ou utilitaire. Certaines de ces EEE culturellement intégrées peuvent même, paradoxalement, bénéficier de mesures de protection malgré leurs impacts négatifs.
Pour répondre à ces défis, les auteurs recommandent de développer des stratégies inclusives, participatives et équitables, fondées sur la science mais intégrant aussi les savoirs locaux. L’éducation, la sensibilisation et la valorisation des espèces indigènes peuvent contribuer à faire émerger ou stabiliser des perceptions locales. Il est aussi important de garder en tête que pour ces cas de figure, l’élimination des EEE n’est pas toujours appropriée, notamment lorsqu’elle menace les moyens de subsistance de communautés qui en dépendent.
Pour guider ces décisions complexes, plusieurs outils existent : cadres de décision fondés sur les valeurs, indices bioculturels, ou encore méthodes d’évaluation des impacts comme l’EICAT et le SEICAT, qui considèrent à la fois les dimensions écologiques et socioculturelles.
Pour en savoir plus
- Jarić, I., Fernández-Llamazares, Á., Molnár, Z. et al. Cultural integration of invasive species. npj biodivers 4, 25 (2025). https://doi.org/10.1038/s44185-025-00097-3
- Articles du Centre de ressources EEE abordant la thématique :
Rédaction : Camille Bernery (Comité français de l’UICN)
Relecture : Alain Dutartre (expert indépendant)