Synthèse des connaissances sur les bioinvasions marines : implications pour leur gestion

 In dossiers de la lettre d'information, ENI

Dans un article de synthèse en libre accès, Henn Ojaveer et ses collègues présentent les connaissances disponibles à l’échelle du globe sur les invasion biologiques en milieu marin, en passant en revue les différents vecteurs d’introductions d’espèces, leurs dynamiques, l’évolution des perceptions humaines et des méthodologies scientifiques utilisées dans la détection, l’identification et la surveillance de ces espèces. Ils rappellent également les cadres règlementaires ad hoc et concluent en proposant des messages clés concernant la gestion de ces « bioinvasions » marines.

Phénomène ancien de plusieurs siècles, sinon millénaire, l’introduction d’espèces marines exotiques par le biais d’activités humaines n’a été que récemment reconnue comme un puissant moteur de modifications écologiques en milieux marins. Selon les auteurs, jusqu’au milieu des années 1900, ces arrivées d’espèces ont fait l’objet de peu d’attention, voire même, dans un certain nombre de cas, ont été facilitées. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle que des développements d’espèces exotiques présentant de forts impacts sur l’environnement, l’économie et/ou la santé publique ont entraîné des évolutions des perceptions du public et des scientifiques, débouchant sur l’élaboration de règlementations et de stratégies de gestion de ces espèces.

Les auteurs rappellent que ces « bioinvasions » ne sont que l’une des pressions mondiales induites par l’espèce humaine que doivent subir les écosystèmes marins, dont l’exploitation des ressources vivantes, la pollution provenant des continents, l’eutrophisation ou le changement climatique. Ces pressions variant d’un océan à l’autre interagissent de manière complexe et souvent non linéaire, ce qui rend difficile la compréhension de leurs interactions et l’évaluation des résultats des efforts engagés dans leur atténuation. Certaines actions sur la gestion des pêches ou la réduction des pollutions ont ainsi abouti dans certains cas à l’amélioration des environnements marins locaux et de leurs ressources biologiques. En revanche, les auteurs signalent qu’il n’existe pas de telles preuves pour la gestion des bioinvasions, car de nombreuses régions historiquement bien documentées avec des bases de référence fiables pour la biodiversité montrent des augmentations temporelles nettes des taux de détection des nouvelles introductions.

Vecteurs d’introductions

Transport maritime

Biofouling sur un moteur de bateau de plaisance © F. Urtizberea

La partie de l’article consacrée aux vecteurs d’introduction commence bien évidemment par la présentation des connaissances sur les rôles joués par les navires comme moyen de transport de marchandises et de personnes. Très peu d’informations anciennes précises sont disponibles sur la dispersion d’espèces sur les coques (biofouling) ou dans les ballasts. Le biofouling devait cependant être très visible sur les coques et du lest solide (rochers, sable, etc.) servait de ballast à bord des navires depuis l’âge du bronze.

A partir de la fin des années 1500, les transports maritimes intercontinentaux ont très fortement augmenté mais très peu d’informations sur les bioinvasions marines de cette époque sont disponibles. Dans une publication de 1995, Carlton et Hodder présentent les résultats d’une expérimentation sur les communautés de biofouling sur une réplique d’un voilier du XVIe siècle en transit : le navire a accumulé des espèces dans les différents ports de son périple au cours de sa navigation, ce qui devait déjà se produire dans les transports des années 1500.

A partir de la fin des années 1700, des informations sur des introductions par ballast commencent à être rendues disponibles. Par exemple, la Spartine à feuilles alternes (Spartina alterniflora), plante des marais salants d’Amérique du Nord, a été observée en France en 1803, probablement introduite dans le lest des navires. Elle a également été transportée en Amérique du Sud en 1817.

Le tableau 1 rassemble des exemples d’introductions d’espèces (faune et flore) documentées. Hormis celui de la spartine, le cas de Mya arenaria (Mye commune ou Mye des sables), est intéressant : cette palourde américaine est un exemple probant d’invasion ancienne car aucune trace de fossile n’est connue en Europe où elle est probablement apparue dans les années 1200.

Tableau 1 : Exemples d’introductions anciennes d’espèces exotiques

Les innovations du 19e siècle dans la conception des navires (dont tout d’abord les coques en acier) ont entrainés des évolutions rapides et très importantes du transport maritime. La mondialisation croissante des marchés et le développement du transport par conteneurs dans les années 60 sont à la base du commerce mondial actuel. Ce commerce a été multiplié par 3,8 entre 1970 et 2015, dépassant les 9 milliards de tonnes chargées dans le monde en 2015.

Les voies de navigation mondiales ont évolué depuis la fin du XXe siècle vers un réseau “en étoile” reliant les trois pôles de l’économie mondiale (Europe, États-Unis et Asie de l’Est). Et, à mesure que la taille, la vitesse et le nombre des navires augmentent, il en est de même pour le nombre probable d’organismes transportés vivants à travers les océans dans le biofouling et les eaux de ballast.

Navigation de plaisance

En raison de leur nombre, de leur répartition, de leurs habitudes de déplacement et de la connectivité entre leurs zones de rassemblement, les bateaux de plaisance sont de plus en plus considérés comme des vecteurs importants d’introductions primaires et de propagation secondaire d’espèces exotiques. Apparu depuis les années 1920 et fortement développé depuis les années 1960, la navigation de plaisance de masse est un phénomène relativement récent mais au développement très important. Quelques chiffres cités dans l’article sont éloquents sur ce sujet : par exemple, le nombre de marinas côtières est passé de 5 en 1960 à 54 en 2000 dans le Queensland (Australie), en 2010, respectivement en Floride et en Californie, 914 535 et 810 008 bateaux ont été immatriculés, ou encore d’après des images satellites de 2007, le nombre de bateaux de plaisance en mer Méditerranée s’élevait alors à environ 1,5 million.

Commerce d’organismes vivants

Mariculture

Bassins d’aquaculture en pleine mer © J. Carnot

L’élevage d’organismes (poissons, invertébrés, plantes) marins ou partiellement marins, principalement destinés à l’alimentation humaine est une activité déjà ancienne puisque au premier siècle de notre ère les romains mirent en place des élevages d’huîtres. Le transport intentionnel d’espèces marines comestibles s’est développé à partir du 19e siècle en lien avec la demande accrue et la régression de stocks indigènes. Par exemple en 1860, l’huître orientale asiatique Crassostrea angulata a été importée du Portugal en France pour pallier le manque de semences de l’huître indigène Ostrea edulis et un siècle plus tard, la mortalité massive de C. angulata a déclenché l’introduction en France de l’huître japonaise Crassostrea gigas. De même, un grand nombre d’huîtres de l’Atlantique nord-américaine Crassostrea virginica a été transplanté au XIXe siècle sur la côte américaine du Pacifique puis relâché dans les eaux européennes avant d’être commercialisé.

Le nombre d’espèces impliquées et l’extension géographique des transplantations ont encore augmenté à la fin du XXe siècle. Entre 1984 et 1997, 64 pays ont signalé des introductions de 180 espèces vivant au moins une partie de leur vie dans les zones marines et côtières, dont 46 espèces strictement marines. La Crevette à pattes blanches, Penaeus vannamei, originaire de la côte pacifique de l’Amérique latine, a été largement introduite dans les années 1970 et représente actuellement 76 % de la production mondiale de Penaeidae cultivés, principalement en raison de l’augmentation de la production en Chine et dans le sud-est asiatique. Le développement de la Chine dans ce domaine a été très important et, en 2008, plus de 100 espèces de poissons, crustacés, mollusques et méduses y étaient stockées et près de 20 milliards de juvéniles étaient relâchés chaque année.

Un autre exemple bien connu est celui de la palourde japonaise Ruditapes philippinarum. Introduite involontairement dans les années 1930 sur la côte nord-américaine du Pacifique avec des huîtres japonaises, cette espèce fait maintenant l’objet d’une production importante dans le nord-ouest du Pacifique. En Europe, introduite intentionnellement en 1983 en Adriatique, pour compléter la pêche en déclin de la palourde indigène Ruditapes decussatus, elle y a remplacé l’espèce indigène. Sa pêche commerciale le long de la côte atlantique française est également devenue très importante après une introduction sur la côte sud de l’Angleterre.

Les impacts d’alevins échappés d’écloserie sur les populations sauvages de la même espèce ont commencé à être examinés depuis la fin des années 1980. Les principales préoccupations concernant ces impacts sur les populations sauvages sont les modifications de la composition et de la structure génétiques, la dégradation des adaptations et la perte de diversité génétique de l’espèce. Dans une publication de 2010 analysant 70 études comparant les stocks élevés en écloserie et les stocks sauvages, 23 d’entre elles montraient des effets négatifs significatifs de l’élevage en écloserie sur la santé des poissons et 28 une diversité génétique réduite des populations en écloserie (Araki et Schmid, 2010).

Les agents pathogènes des espèces produites se développant dans les élevages sont devenus des préoccupations importantes depuis plusieurs années, à cause des pertes de revenus liées à certaines grandes épidémies, comme par exemple celles ayant touché depuis les années 1950 la production de mollusques dans les baies de Chesapeake et de Delaware infectée par des protozoaires introduits, ou Bonamia ostreae, parasite unicellulaire introduit sur la côte atlantique de l’Europe, de l’Espagne au Danemark, où il cause des dégâts importants dans les populations d’huîtres plates Ostrea edulis (Pichot et al., 1980). C’est également un des risques des évasions de saumons de l’Atlantique se produisant dans divers fermes piscicoles, dont récemment au Chili, qui peuvent concerner de grands nombres d’individus et causer des dommages sanitaires et environnementaux difficiles à prévoir.

Fruits de mer et appâts vivants

Si les humains ont depuis très longtemps déplacé des espèces vivantes, principalement pour se nourrir, très peu d’informations sont cependant disponibles sur ces déplacements avant le XIXe siècle. Le développement du transport maritime rapide rendu plus fiable par la réfrigération a permis l’expansion de la vente de produits de la mer vivants dans le monde entier. De grandes quantités de poissons, de mollusques et crustacés vivants et d’algues ont ainsi été transportées et parfois déversées ou libérées, accidentellement ou intentionnellement. L’huître américaine C. virginica, originaire de l’Atlantique Nord, a probablement été le premier succès commercial du commerce de produits de la mer vivants sur de longues distances, expédiée à partir de New York en grandes quantité à la fin du XIXe siècle (Kurlansky, 2006). Cependant, peu d’espèces marines transportées vivantes pour le commerce des fruits de mer et des appâts se sont finalement établies à l’état sauvage. Des homards américains, Homarus americanus, dont certains aux pinces toujours attachées avec des élastiques, ont été signalés dans la nature dans un certain nombre de pays européens. Leur présence a suscité des préoccupations concernant le transfert de maladies, les interactions écologiques et l’hybridation avec le Homard européen, H. gammarus. Cependant H. americanus n’a pas été inclus dans la liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union européenne.

Intérêt ornemental

Le tableau 2 présente quelques exemples d’espèces ornementales marines introduit pour des raisons liées à leur esthétique. La limule (Limulus polyphemus) est la plus ancienne des espèces marines considérées comme ayant été transportées dans le cadre du commerce d’espèces ornementales : cette sorte de crabe de forme surprenante a été importée des États-Unis en Europe depuis 1866, elle ne s’est cependant pas installée en milieu naturel. L’espèce introduite qui a fait le plus parler d’elle est sans équivoque l’algue Caulerpa taxifolia en Méditerranée à partir de 1984, échappée d’un aquarium. Son extension en Méditerranée a tout d’abord été très importante mais elle est actuellement en cours de forte régression dans les zones qu’elle a colonisé. Introduite également en Californie, elle a été éradiquée et au Japon, où elle n’a pas réussi à se maintenir.

Les auteurs de l’article remarquent que malgré le nombre élevé d’espèces et d’individus commercialisés, en raison de l’origine essentiellement tropicale des espèces et du nombre de cas rares de lâcher en mer, peu d’introductions ont été jusqu’à présent attribuées à ce vecteur de dispersion, cependant l’augmentation des volumes d’échanges et le changement climatique pourraient accroître les taux d’établissement des espèces ornementales introduites dans les régions côtières des pays importateurs.

Tableau 2. Exemples de premières notifications d’espèces marines exotiques attribuées au commerce d’ornemental.

Canaux maritimes

Le premier canal navigable reliant deux mers a été construit au VIe siècle avant notre ère pour relier la Méditerranée à la mer Rouge par le Nil. D’autres relient par exemple la Mer Noire à la Baltique, la Baltique à la mer du Nord, mais les deux plus importants à l’échelle mondiale sont le canal de Suez et celui de Panama. Le premier, ouvert en 1869, a été élargi et approfondi depuis, permettant le passage d’un nombre croissant d’espèces depuis la mer Rouge : un bilan très récent en Méditerranée fait état de plus de 400 espèces exotiques introduites par son intermédiaire (Galil et al. 2018).

Canal transocéanique entre le Pacifique et l’Atlantique, le canal de Panama est également un vecteur de transfert d’espèces mais son système d’écluses et la présence de lacs d’eau douce sur son parcours le rendent moins facilitateur, au moins pour les espèces de biofouling. L’espèce la plus ancienne et la mieux connue qui aurait traversé le canal est le tarpon de l’Atlantique, Megalops atlanticus. Ce poisson, signalé dans les lacs en 1935, a été observé en 2011 dans une lagune de la côte pacifique du Costa Rica. La majeure partie des organismes atlantiques recensés dans le canal a atteint une lagune proche de l’entrée du canal du côté Pacifique, mais n’a pas réussi à s’établir le long des côtes. Toutefois, de nombreux organismes ont dû traverser ce canal,  transportés dans les ballasts des navires.

Méthodologie pour la détection, l’identification et la surveillance

Investigations de terrain

Relativement récentes, les recherches sur les invasions marines ont débuté dans les années 1960 et 1970, sur quelques régions du monde, comme le canal de Panama, le canal de Suez ou la côte pacifique de l’Amérique du Nord. Les informations sur les espèces exotiques sont donc extrêmement variables entre les régions géographiques mais aussi selon les groupes taxonomiques ayant fait l’objet des recherches. Les investigations menées reposent sur des suivis dans des zones côtières, des stations, des ports et autres installations humaines ou sur observations de biofouling sur les navires.

Les données sont disponibles dans le Registre mondial des espèces marines introduites, mais ces informations sont d’origines et de qualités variables, acquises par différentes méthodes, ce qui rend difficile l’interprétation de modèles d’invasion pouvant les utiliser. Selon les auteurs, les données historiques ne permettent généralement pas d’estimer l’étendue ou la richesse des habitats marins ou des groupes taxonomiques, même à un endroit donné, ni de fournir des estimations comparables de la présence d’espèces exotiques entre les sites ou les périodes.

Application d’outils moléculaires

Les outils moléculaires sont de plus en plus utilisés pour compléter les approches d’identification taxonomiques conventionnelles et pour répondre aux besoins de détection rapide de l’arrivée d’espèces exotiques. Leurs premières applications dans la problématique datent des années 1980 et concernaient la diversité génétique de mollusques tels que Dreissena spp. Ils ont ensuite été largement utilisés dans la surveillance des espèces invasives et sont maintenant reconnus comme un outil complémentaire important par les chercheurs et les gestionnaires d’écosystèmes. Ils peuvent en effet fournir des informations rapides et de qualité, à l’échelle de l’écosystème, sur la biodiversité (des microorganismes au macrozoobenthos), et ce à tous les stades de la vie. Les progrès technologiques en cours vont encore faciliter ces approches de surveillance moléculaire pour des applications de biosécurité de routine.

Restent toutefois nécessaires certaines mises en garde relatives à la spécificité de certaines méthodes moléculaires non ciblées, telles que le métabarcoding, car les bases de données de séquences de référence sont encore incomplètes. De même, les informations fiables sur la biodiversité ou l’abondance des taxons, nécessaires aux évaluations d’impact et à la mise en oeuvre de la gestion, sont encore insuffisantes. L’expertise taxonomique reste donc une exigence essentielle dans le domaine des bioinvasions marines et les chercheurs soulignent les avantages des approches taxonomiques intégrées utilisant des méthodes à la fois moléculaires et morphologiques.

Science citoyenne

Eriocheir sinensis © Fisher

Historiquement, des citoyens ont joué un rôle dans la détection de nouvelles espèces et leur surveillance. Les réseaux de détection informels entre pêcheurs, plongeurs, grand public et chercheurs y contribuent et, par exemple, un pêcheur de la baie de Chesapeake a fourni en 2006 la première observation du crabe chinois Eriocheir sinensis pour la côte atlantique des États-Unis. Le potentiel de ces observateurs comme source d’informations utiles est de plus en plus reconnu, ce qui a conduit au développement de différents programmes de science citoyenne utilisant les technologies numériques actuelles. Certains de ces programmes portent spécifiquement sur la détection et l’étude des espèces exotiques des écosystèmes marins, à l’instar du programme MedMis qui propose un système d’information en ligne pour la surveillance des espèces invasives non-indigènes dans les aires marines protégées de Méditerranée.

Les auteurs de l’article indiquent que la contribution des programmes de science citoyenne à la détection et à la surveillance des espèces exotiques devrait augmenter avec le temps et que les résultats actuels démontrent la qualité des données obtenues pour certains types particuliers de taxons. Ils ajoutent qu’à l’avenir, ces programmes de science citoyenne pourraient adopter des outils génétiques pour améliorer les validations taxonomiques.

Gestion post-invasion

Les premières tentatives de gestion d’espèces exotiques marines auraient débuté au milieu du XXe siècle. Leurs objectifs pouvaient être l’éradication de petites populations très localisées nouvellement introduites, la réduction de la taille des populations présentes ou leur confinement. Dans une synthèse, Williams et Grosholz (2008) ont analysé une vingtaine d’exemples de tentatives d’éradication d’espèces estuariennes et côtières introduites de 1951 à 2006 : très peu de ces programmes ont abouti à l’élimination permanente des espèces exotiques.

Des efforts pour trouver des moyens et des méthodes de gestion de ces espèces se poursuivent : les auteurs citent les algues Sargassum horneri dans le sud de la Californie, Caulerpa racemosa en Méditerranée, un tunicier (ascidie) colonial asiatique, Didemnum vexillum, dans l’océan Atlantique nord et le Poisson-lion (Pterois spp.) en mer des Caraïbes. Ils concluent que dans ce domaine la prévention est l’option de gestion à privilégier, étant donné que la gestion des espèces exotiques déjà établies est de plus en plus considérée comme irréalisable et non durable.

Quantification des impacts

L’une des premières évaluations quantitatives d’un impact écologique d’une espèce exotique marine date des années 1920, lorsque la moule de l’Atlantique, Geukensia demissa, avait mis en danger le Râle de Californie (Rallus obsoletus) dans la baie de San Francisco. Il avait alors été estimé qu’au moins 75 % des adultes et 25 % des poussins étaient affectés négativement (De Groot, 1927). Mais ce n’est que vers la fin des années 1970 que des évaluations quantitatives sont devenues plus fréquentes.

Les auteurs notent que les deux dernières décennies ont considérablement enrichi les bases de connaissances, grâce à des études expérimentales et quantitatives de ces impacts dans diverses régions du globe, bien que le nombre de ces études reste relativement faible comparé au nombre des introductions. L’article original comporte un tableau de trois pages rassemblant des exemples d’évaluations d’impacts écologiques et environnementaux d’espèces marines exotiques sur des algues, des plantes à fleurs, des méduses, des vers polychètes, des bryozoaires, des ascidies, des échinodermes, des mollusques, des crustacés et des poissons.

Des premiers travaux pour évaluer les impacts de manière plus globale ont débuté vers la fin des années 90. Une première évaluation complète d’impact sur l’environnement a été réalisée par Ruiz et al. (1999), qui ont analysé les impacts écologiques rapportés de 196 espèces dans la baie de Chesapeake. Un premier cadre d’évaluation des impacts des espèces exotiques envahissantes en milieu marin a été proposé dans les années 2000 (Olenin et al., 2007). Depuis, d’autres cadres supplémentaires sont apparus, intégrant des données à la fois qualitatives et quantitatives, et des informations écologiques et socio-économiques. Cependant, les auteurs signalent qu’aucune de ces évaluations ne s’est révélée suffisamment robuste pour pouvoir être appliquée à de grandes échelles dans le domaine marin.

Quelques dilemmes de longue date

N. B. : titre original du chapitre : “Known/unknown/unknowable – some long-standing dilemmas”. Dans cette partie de l’article, les auteurs passent en revue quelques sujets faisant toujours l’objet de débats entre chercheurs et de questions de fond sur les modalités d’évaluation de la situation dans le domaine.

Implications des invasions négligées

Si entre 1500 et 1800, dans le monde entier, seules trois espèces marines ont été annuellement introduites avec succès, sans être détectées, “alors que près de 1 000 espèces d’organismes marins côtiers qui sont maintenant considérés comme naturellement cosmopolites ne sont en fait que des introductions antérieures“, selon Carlton (2002). Cette estimation peut même être considérée comme trop basse et ces invasions “négligées”, parce que sans élément d’évaluation préalable, ont pu avoir rapidement et profondément modifié la structure et la fonction des communautés marines préexistantes, longtemps étudiées comme résultant de processus évolutifs à long terme. Cette absence de référence “pré-invasion” est une importante difficulté quant à l’analyse qui peut être réalisée de la nature des écosystèmes natifs préexistants (Bortolus et al., 2015). Les auteurs citent par exemple Sphaeroma terebrans, isopode perceur de bois, s’attaquant aux racines aériennes des palétuviers : transporté avant les années 1860 par des navires de l’océan Indien à l’Atlantique Ouest, il y a modifié les communautés de mangroves sur une vaste zone en Floride, mais leurs conséquences écologiques ont rarement été remarquées. De même, le bryozoaire Amathia verticillata est présent dans le monde entier dans les eaux tropicales et tempérées chaudes, principalement dans les ports et les ports de plaisance, ou dans des zones ayant subi des aménagements anthropiques comme des installations de conchyliculture. Bien que longtemps considéré comme originaire de la mer Méditerranée, il est peut être originaire de la mer des Caraïbes et introduit ailleurs (Galil et al., 2014).

Espèces exotiques cryptiques

Mytilus galloprovincialis © C. Uso

Les espèces dont le statut indigène ou exotique ne peut être défini avec certitude sont appelées cryptiques. Cette incertitude peut être la conséquence d’une introduction / établissement précoce, d’une interprétation erronée due à la systématique ou à d’autres défauts d’information. Même largement répandues, des espèces apparemment bien connues peuvent être confrontées à cette difficulté. Par exemple, la moule Mytilus galloprovincialis, originaire de la Méditerranée, a été à nouveau décrite comme une espèce indigène après son introduction dans d’autres régions du globe, comme par exemple en Californie où elle a été décrite sous le nom de M. diegensis ou en Australie sous le nom de M. planulatus. La résolution du statut cryptique repose sur la disponibilité de données et maintenant des outils moléculaires : par exemple l’espèce d’ascidie Ciona robusta a été ainsi récemment distinguée de C. intestinalis (Brunetti et al., 2015).

Certitude sur les voies d’introduction

Les vecteurs d’introduction ne sont connus avec certitude que dans certains cas, lorsque des introductions intentionnelles sont documentées ou lorsqu’un lien entre les régions d’échanges permet d’identifier un seul vecteur possible. Les vecteurs sont souvent déduits des caractéristiques biologiques et écologiques de l’espèce, des habitats qu’elles occupent dans l’aire de répartition naturelle et introduite ou de la date du premier enregistrement. Néanmoins, de nombreuses espèces exotiques présentent des traits d’histoire de vie et des préférences d’habitat qui peuvent correspondre à des introductions possibles selon plusieurs vecteurs. Par exemple, les espèces exotiques que l’on trouve couramment dans les ports peuvent avoir été introduites par des navires encrassés ou dans les ballasts. Si la plupart des auteurs préfèrent se référer à un schéma à vecteurs multiples, ce qui permet une gamme de scénarios d’introduction possibles, aucun consensus n’a été atteint sur la stratégie optimale pour traiter cette difficulté sur l’incertitude des vecteurs.

Perceptions des bioinvasions marines

L’introduction d’espèces exotiques marines a commencé à être considérée comme une menace potentielle à partir du début des années 1980. Depuis lors, les preuves de plus en plus nombreuses de leurs impacts ont contribué à sensibiliser le public et à modifier la perception de la communauté sur les introductions en milieu marin, conduisant à une prise de conscience croissante. Les recherches fournissent de plus en plus de preuves d’impacts socio-économiques et écologiques des bioinvasions marines. Comme certaines de ces espèces peuvent toutefois être considérées comme possédant un avantage écologique ou socio-économique, des débats se sont multipliés depuis quelques années, dans un contexte de dénialisme qui contribue à maintenir une certaine confusion sur les possibilités de gestion de ces espèces.

Par ailleurs, malgré les preuves d’impacts écologiques irréversibles majeurs de nombreuses espèces exotiques et d’un changement de perception de la société, elles ne sont pas encore considérées comme un phénomène très important par le grand public et, selon les auteurs, la même attitude est apparente même parmi les défenseurs de l’environnement marin. Une récente revue de la littérature a montré que les invasions biologiques sont largement ignorées lors de la planification de la conservation dans le milieu marin : sur 119 articles portant sur ce sujet en Méditerranée, seuls 3 (2,5 %) prenaient explicitement en compte les bioinvasions marines, même dans le bassin levantin de l’est pourtant fortement soumis aux arrivées d’espèces par le canal de Suez (Galil, 2017).

Politique et légistation

N. B. : ce chapitre de l’article comporte cinq pages et un tableau rassemblant une sélection de règlementations ou de conventions sur les questions de gestion des espèces marines exotiques, par les organisations internationales et dans un classement chronologique de 1902 à 1996. Le texte n’est pas repris dans le présent article mais ci-après quelques éléments et réflexions en sont extraits.

Les auteurs rappellent qu’étant donné que les espèces exotiques sont souvent introduites ou dispersées par les transports et le commerce mondial et peuvent présenter des impacts transfrontaliers, leur prévention et leur gestion sont de fait un problème international qui nécessiterait une politique mondiale : à ce jour, seuls deux instruments mondiaux sont juridiquement contraignants.

La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) est la première législation mondiale juridiquement contraignante à délivrer un message clair : “Les États doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir, réduire et contrôler… l’introduction intentionnelle ou accidentelle d’espèces, étrangères ou nouvelles, dans une partie particulière de l’environnement marin, ce qui peut entraîner des modifications importantes et néfastes pour celle-ci“. Mais cette approche préventive est très largement négligée et un examen des mesures prises en matière de politique et de législation montre qu’il s’agit très souvent de réactions au coup par coup, souvent consécutives à des développements d’espèces exotiques catastrophiques et coûteuses.

L’article 8 (h) de la Convention sur la diversité biologique (CDB) impose aux Parties, dans la mesure du possible et selon les besoins, d’empêcher l’introduction, de contrôler ou d’éradiquer les espèces exotiques qui menacent des écosystèmes, des habitats ou des espèces. Une décennie après l’adoption de la CDB, la Conférence des Parties a adopté des “Principes directeurs pour la prévention, l’introduction et la réduction des impacts des espèces exotiques…” pour l’élaboration de stratégies et de plans d’action nationaux et régionaux sur les espèces envahissantes. Le Plan stratégique révisé pour 2011 – 2020 adopté par la CDB en 2010, indiquait que “D’ici 2020, les espèces exotiques envahissantes et leurs filières sont identifiées et classées par ordre de priorité, les espèces prioritaires sont contrôlées ou éradiquées et des mesures sont en place pour gérer voies pour empêcher leur introduction et leur établissement.” Les auteurs notent simplement que l’année 2020 passera sans que ces objectifs soient atteints et qu’ils restent un défi majeur…

L’Union européenne (UE) dispose d’un corpus important de lois environnementales. Sa législation sur la biodiversité, notamment la directive «Habitats», constitue la pierre angulaire de la politique européenne de protection de la nature. Il y est stipulé que les États membres veillent à ce que l’introduction délibérée dans la nature d’espèces non indigènes sur leur territoire soit réglementée de manière à ne pas porter atteinte aux habitats naturels… La Convention sur la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe (Convention de Berne) impose également aux parties contractantes de «contrôler strictement l’introduction d’espèces non indigènes».

La Directive-cadre sur la stratégie pour le milieu marin de l’Union européenne (DCSMM) visait à protéger l’environnement marin en réalisant un «bon état environnemental» dans les mers européennes d’ici 2020 (voir l’article sur ce sujet rédigé par Massé et Viard pour le Centre de ressources EEE en juillet 2018).

Dans le cadre du règlement européen promulgué en 2014 relatif à la prévention et à la gestion de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes est établie une liste des espèces exotiques envahissantes préoccupantes pour l’Union européenne. A l’heure actuelle, une seule espèce estuarienne / marine, le crabe Eriocheir sinensis, y est incluse, mais d’autres sont actuellement examinées par la Commission européenne et les états membres. Ce que les auteurs commentent en rappelant que les données existantes sur les impacts des espèces exotiques marines sont rares et qu’une espèce donnée peut s’étendre et coloniser des zones très étendues rendant probablement inutiles les actions de gestion.

Le futur c’est maintenant

La perception humaine des introductions d’espèces marines a changé au milieu du XXe siècle, à la suite de plusieurs développements remarquables ayant entraîné des conséquences négatives pour l’environnement, l’économie et la santé publique. Depuis lors, le rôle de ces espèces dans la biodiversité, l’érosion des habitats et des communautés écologiques et la perte de services écosystémiques, ainsi que des coûts de gestion en augmentation, ont été largement reconnus. Les étapes historiques montrent que certaines bioinvasions marines sont millénaires et que les facteurs d’introduction se sont considérablement accrus et diversifiés au cours des dernières décennies. Par ailleurs, les évaluations de ces espèces varient en fonction de la région, des taxons et de l’échelle de temps, les politiques et les instruments règlementaires ont été seulement réactifs et ont évolué lentement, ne prenant en compte qu’une partie des vecteurs et des facteurs d’invasion. Comme la plupart des principales voies d’introduction manquent d’instruments juridiquement contraignants, et rigoureusement surveillés, il n’est donc pas surprenant que les jalons de “2020” déjà mentionnés pour une action et une gestion robustes de ces espèces ne puissent plus être atteints.

Les auteurs terminent leur article en indiquant être sincèrement convaincus que la protection des écosystèmes marins contre de nouvelles perturbations et la prévention des dommages socio-économiques exigent des changements et des avancées urgentes dans la réponse aux espèces exotiques, aux niveaux mondial et local, afin de minimiser les impacts des invasions.

Ils en appellent donc aux actions clés suivantes :

  1. Reconnaître et admettre qu’une gestion efficace des écosystèmes marins doit prendre en compte à la fois les introductions des espèces exotiques et leurs interactions avec d’autres facteurs de stress d’origine anthropique, tels que la pollution, la pêche ou la dégradation physique des écosystèmes.
  2. Adopter des stratégies de gestion à plusieurs échelles spatiales tenant compte de l’évolution du paysage mondial des risques d’invasion, en raison des changements climatiques et des réactions humaines, affectant les modes de dispersion de propagules, la probabilité des invasions et de leurs conséquences.
  3. Créer des instruments juridiques intégratifs et complets pouvant contrôler le transfert d’espèces par la gamme de vecteurs d’introduction existants et futurs, afin de dépasser l’approche actuelle à un seul vecteur qui ignore la nature multi vectorielle des introductions tant primaires que secondaires.
  4. Fournir une base juridique solide pour imposer des contrôles sur les transferts d’espèces aux niveaux international, régional et national. Il est suggéré que des organes de gestion régionaux jouent un rôle particulièrement important dans la mise en œuvre des obligations internationales, des actes législatifs et dans la coordination et l’harmonisation des responsabilités des pays.
  5. Évaluer la performance des instruments juridiques concernant les espèces exotiques en documentant les taux de nouvelles introductions, la propagation secondaire des populations d’espèces exotiques établies et la mise en œuvre de ces instruments (gestion et application). Ces mesures de performance devraient constituer un élément indispensable des instruments juridiques, pour évaluer leur efficacité et déterminer si des modifications (c’est-à-dire une gestion adaptative) sont nécessaires pour atteindre les objectifs de gestion.

Sans ces étapes critiques pour combler les lacunes évidentes et existantes, les bioinvasions resteront une force majeure de changement des écosystèmes marins côtiers, affectant de nombreuses dimensions du fonctionnement de l’écosystème et des sociétés humaines.

Rédaction : Alain Dutartre, expert indépendant
Relectures : Doriane Blottière et Emmanuelle Sarat, Comité français de l’UICN

 

Bibliographie (dans l’ordre de citation dans le texte)

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