Introduction
Les espèces exotiques envahissantes (EEE) menacent la biodiversité, perturbent les écosystèmes et engendrent des coûts de gestion importants. Au cours de la dernière décennie, malgré des efforts accrus et des financements croissants des actions de gestion des invasions biologiques, le nombre d’EEE introduites continue de croître à l’échelle mondiale. Des initiatives, comme la cible 6 du Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal, ainsi que les règlements européens – par exemple le règlement relatif à la prévention et à la gestion de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes, et le règlement européen sur la restauration de la nature où la lutte contre les EEE est citée comme exemple de mesure de restauration – visent à réduire les flux d’introduction d’espèces et les impacts des espèces exotiques envahissantes sur la biodiversité et les services écosystémiques. Cependant, des lacunes subsistent quant aux données disponibles sur les mesures de gestion, leur efficacité et leur harmonisation au niveau européen.
Pour combler ces lacunes, un groupe international de 42 chercheuses et chercheurs a évalué la gestion des EEE en Europe en réalisant une enquête destinée à recueillir les avis et perceptions des gestionnaires locaux et régionaux. Le déroulé et les résultats de cette enquête ont été publié en Janvier 2025 dans «Global Change Biology » sous le nom « Management Measures and Trends of Biological Invasions in Europe: A Survey-Based Assessment of Local Managers ».
Dans cette enquête, il était demandé aux gestionnaires d’EEE :
- d’estimer les efforts déployés pour les mesures de gestion dans leurs taxons et milieux d’intérêts,
- d’évaluer les dynamiques des EEE en termes de nombre d’espèces, de superficies occupées et d’impacts, en identifiant les différences entre groupes taxonomiques et les habitats,
- d’évaluer l’efficacité des mesures de gestion sur ces dynamiques des EEE.
Le questionnaire a été conçu pour tenter de caractériser les pratiques de gestion et les perceptions des tendances des EEE entre 2015 et 2022. Le questionnaire couvrait tous les milieux terrestres et marins, tous les types d’organismes et un large éventail d’options de gestion. A l’échelle européenne, l’analyse de ses réponses constitue une première évaluation complète des tendances perçues sur les dynamiques des EEE et de l’efficacité des pratiques de gestion qui leur sont appliquées.

N.B. : Cet article était cité dans le numéro 613 de la lettre d’information de la commission européenne « Science for Environment Policy » du 20 janvier parmi 8 publications de recherches environnementales sélectionnées en raison de leur importance et de leur pertinence.
Format et diffusion de l'enquête
L’enquête a été conçue par 21 chercheurs et chercheuses et testée auprès de 5 gestionnaires d’EEE avant d’être largement diffusée. Elle comprenait 27 questions fermées : 11 sur le contexte (éligibilité du répondant, localisation, environnement géré, financements, profil des répondants) et 16 sur la gestion des EEE (pratiques et perceptions des tendances entre 2015 et 2022). Les questions portant sur les actions de gestion abordaient par exemple les aspects de prévention, d’éradication ainsi que l’évolution des EEE en termes de nombres, superficies occupées et impacts. Les répondants ont été invité à fournir des réponses aux différentes questions, à partir de données collectées ou à partir de leur perception.
L’enquête a été traduite en 18 langues et diffusée par courriel dans 24 pays en Europe (dont 18 États membres de l’UE) via des réseaux spécialisés et des collaborateurs nationaux et régionaux. Elle a duré 11 mois (février-décembre 2022) et ciblait des acteurs sur les EEE issus de divers secteurs (administration publique, ONG, secteur privé, recherche) et à différents niveaux hiérarchiques : cadres dirigeants (directeurs), cadres intermédiaires (chefs d’équipe) et techniciens. L’objectif était de garantir qu’elle atteigne un échantillon diversifié et représentatif d’experts impliqués dans la gestion des EEE aux niveaux régional et local sur cet ensemble de territoires et permette d’en compiler un large panorama d’informations.

Figure 1 : Nombre de réponses à l’enquête par région.
Résultats :
L’enquête a recueilli 1928 réponses, avec 88 % des répondants travaillant en milieux continentaux, 3 % en milieux marins et 8 % dans les deux. Les réponses provenaient principalement des États membres de l’UE (68 %). L’Ukraine, l’Espagne et l’Allemagne ont enregistré le plus grand nombre absolu de réponses (Figure 1). Ce grand nombre de réponses a permis de fournir une base solide pour l’analyse des dynamiques des EEE et des efforts de gestion sur les territoires concernés.
Les répondants travaillaient majoritairement dans des zones protégées (27 %) ou partiellement protégées (50 %). La majorité étaient des technicien.ne.s, suivis de chef.fe.s d’équipe et de directeur.ice.s, avec 55 % travaillant dans une administration publique. Environ 50 % avaient entre 6 et 20 ans d’expérience, et 35 % étaient nouvellement nommés. Les principaux financements provenaient du secteur public, notamment via des projets LIFE (52 %) et les Fonds européens de développement régional (27 %).
Mesures de gestion

Figure 2 : Mesures de gestion citées par les répondants à l’enquête. La colonne gauche indique la proportion de répondants mettant en œuvre chaque mesure de gestion séparément, tandis que la ligne du bas montre la proportion de répondants appliquant simultanément une à cinq de ces mesures dans leurs zones d’actions. Les blocs par groupe taxonomique indiquent les nombres de réponses pour le suivi, la priorisation et le contrôle. Comme cette enquête n’a pas recueilli d’informations sur les mesures de prévention et de restauration pour des groupes taxonomiques spécifiques des cellules vides subsistent sur ces deux mesures de gestion.
Selon cet ensemble de réponses, les mesures de surveillance et de contrôle sont les plus souvent mises en place, suivies de la prévention, de la priorisation et de la restauration (Figure 2). 88 % des répondants combinaient plusieurs mesures de gestion simultanément. Les plantes sont renseignées comme étant les plus souvent gérées, surtout en milieux terrestres, suivi des vertébrés qui ont reçu plus d’attention en eau douce que dans les autres environnements.
Les actions de surveillance portent principalement sur le nombre d’EEE et son évolution (57 %) et la superficie de territoire occupée (52 %) par les EEE, avec un suivi moins fréquent des impacts (35 %) qui portait principalement sur la biodiversité.
Depuis 2015, les efforts de contrôle des EEE ont augmenté sur les territoires concernés mais parmi les gestionnaires qui appliquent ces mesures, peu cherchaient à éradiquer les populations d’EEE. Selon l’enquête, 40 % des répondants participaient à des actions d’éradication des EEE, mais seuls 5 % atteignaient cet objectif (8 % pour les plantes, 5 % pour les vertébrés, 2 % pour les invertébrés), et seulement lorsque l’espèce exotique n’était pas encore établie. Ainsi, parmi ces EEE, une attention particulière semblait portée aux plantes par rapport aux vertébrés et invertébrés. Cette différence peut être expliquée par la forte mobilité de ces deux derniers taxons, et des oppositions publiques plus fréquentes aux actions de leur gestion. Elle pourrait également être renforcée par un manque de connaissances concernant les possibilités de gestion des vertébrés et invertébrés.
La prévention est reconnue comme la mesure la plus efficace pour réduire les impacts des EEE, avec un coût pouvant être jusqu’à 25 fois inférieur à celui de la gestion post-invasion (Cuthbert et al. 2022). 55 % des personnes interrogées via l’enquête mettent en place des mesures préventives (Figure 2). Parmi ces réponses, la sensibilisation (93 %) via des sites web, applications mobiles et campagnes d’information est la plus fréquente de ces mesures mises en place, (60 %), l’enlèvement des EEE(43 %) et la promotion des espèces indigènes (35 %). Les mesures de biosécurité comme la décontamination des équipements étaient citées comme les moins courantes (22 %).
Des mesures de priorisation (incluant à la fois l’évaluation des risques et l’établissement des priorités d’action) ont également été mises en place par une proportion importante des participants (43 %) (Figure 2). Parmi ceux ayant déclaré avoir établi une priorisation, les plantes constituaient le taxon visé, tant pour l’élaboration de listes d’espèces prioritaires (75 %) que pour la définition des priorités concernant les sites envahis.
La restauration des écosystèmes envahis a été la mesure le moins souvent mise en place, bien qu’elle soit reconnue comme un levier essentiel pour renforcer la résilience des milieux face aux invasions. Des recherches montrent que l’intégration des mesures de contrôle et d’éradication à des projets de restauration écologique améliore leur efficacité (Zavaleta, Hobbs, and Mooney 2001). Malgré la présence de dispositions particulière dans la législation européenne, comme l’article 20 du règlement de l’UE sur les EEE, la restauration ne semble pas recevoir l’attention nécessaire, probablement en raison d’un manque de directives claires ou de contraintes économiques. Toutefois, plusieurs projets européens se concentrent sur la restauration des milieux envahis, et dans certaines zones, cet objectif est présenté comme plus important que l’éradication ou le contrôle ciblé des EEE (LIFE DUNIAS ; LIFE RESILIAS). L’absence de ces pratiques de restauration des milieux dans les réponses au sondage suggère aussi une déconnexion entre les experts en invasion biologique et ceux en restauration écologique : les auteurs notent qu’une intégration plus étroite de ces disciplines pourrait faire progresser les deux domaines.
Dynamique des invasions biologiques
Depuis 2015, et malgré la mise en place de mesures de gestion, une augmentation perçue du nombre d’EEE et de leur aire d’occupation a été signalée pour tous les groupes taxonomiques. Cette hausse est particulièrement marquée pour les plantes (> 58 %) malgré des investissements de gestion plus élevés que pour d’autres groupes taxonomiques. Les données sur les invertébrés et vertébrés restent plus incertaines (> 67 % de réponses « Ne sait pas »).
Les évolutions rapportées par les gestionnaires dans le cadre de cette enquête diffèrent des données officielles entre 2015 et 2018 de la Commission européenne sur les EEE préoccupantes pour l’Union : par exemple, l’enquête indique des taux d’augmentation plus importants du nombre d’EEE (44 % contre 17 %) et des taux de diminution de ce nombre plus faibles (4 % contre 21 %). Ces écarts peuvent s’expliquer par des méthodologies différentes d’acquisition de ces informations : l’enquête inclut toutes les EEE et distingue les groupes taxonomiques, tandis que l’analyse de la Commission se porte seulement sur les espèces réglementées. De plus, les perceptions des gestionnaires concernent des évolutions locales en termes de nombres, superficies et impacts, alors que la Commission adopte une approche plus ciblée sur des populations spécifiques.
Conclusions
Avec cette étude, les auteurs offrent une première vision globale de la perception des gestionnaires sur une grande partie du continent européen à propos des EEE et de leur gestion. La très grande majorité des réponses signale une augmentation du phénomène des invasions biologiques, malgré les mesures de gestions mises en place. Ils notent que les connaissances des gestionnaires locaux constituent un atout essentiel pour améliorer la compréhension des dynamiques des EEE et de leur gestion. Ils soulignent enfin l’importance de renforcer la coopération entre gestionnaires et décideurs politiques, mais aussi entre les différents territoires, afin de mieux progresser vers l’objectif de la cible 6 du Cadre mondial Kumming-Montréal : « Réduire les conséquences des espèces exotiques envahissantes ; diminuer de 50 % les taux d’introduction de ces espèces d’ici 2030. »
N.B. : A propos de volontariat/bénévolat. Parmi les items de la question 16 du questionnaire, intitulée « Quelles mesures ont été appliquées pour empêcher l’introduction ou la propagation des espèces exotiques envahissantes ? », deux portaient sur des actions réalisés par des bénévoles (« Volunteer-based« ) :
– Détection et signalement précoces basés sur le volontariat. Coordonner la participation des citoyens sur le terrain pour trouver, suivre, décrire, photographier ou collecter des échantillons d’EEE et signaler les occurrences, etc.
– Efforts d’élimination basés sur le volontariat. Coordonner la participation des citoyens sur le terrain aux efforts d’enlèvement locaux ou faciliter l’enlèvement des EEE des propriétés privées, etc.
Cette question du volontariat/bénévolat dans les opérations de gestion des EEE a été parfois traitée de manière assez négative, quelquefois considérée comme sans intérêt, voire pouvant causer des dommages aux sites traités par les compétences jugées insuffisantes des intervenants. Par ailleurs, ces informations peuvent être difficiles à rassembler : par exemple, dans leur « Analyse économique des espèces exotiques envahissantes en France. Première enquête nationale (2009-2013)« , Wittmann & Flores-Ferrer (2015) avaient commenté les limites de l’enquête en signalant, entre autres éléments, que malgré le fait que le bénévolat figurait dans les demandes d’information, cette catégorie n’avait “pratiquement pas” été renseignée. Selon elles, cette rareté de réponse pouvait être due à l’absence de quantification de cette activité ou au fait que “les opérations reposent relativement peu sur ce mode de mobilisation”. Ces commentaires nous avaient à l’époque conduits à rédiger en 2016 un article portant sur les intérêts de compléments d’évaluation de l’importance du bénévolat dans le continuum « sciences participatives et actions de gestion des EEE » pour établir de meilleurs bilans économiques.
Avec près d’un quart des réponses (43 % des 55 %) citant ces implications bénévoles, la présente enquête apporte donc une évaluation tout à fait intéressante et utile sur la part non négligeable qu’elles peuvent prendre dans la détection précoce et des interventions de gestion des EEE. Hormis les actions elles-mêmes, peut-être y-a-t-il de quoi alimenter une réflexion plus large sur les implications sociales et les évolutions possibles des regards du public sur la gestion des EEE.
Lien vers l’article en libre accès : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/gcb.7002
Rédaction : Camille Bernery (Comité français de l’UICN)
Relecture : Alain Dutartre (Expert indépendant)
Crédits de la photo en bandeau : Jean-Patrice Damien, arrachage de Jussies en Brière