Les espèces exotiques envahissantes constituent une menace majeure pour la biodiversité, notamment en raison du déclin des populations indigènes qu’elles entrainent à travers le monde. Une étude dénommée « Conservation priorities for functionally unique and specialized terrestrial vertebrates threatened by biological invasions » publiée dans Conservation Biology a mis au point un indice qui permet de mesurer ce degré de menace, en tenant compte des caractéristiques écologiques des espèces natives. Ces travaux ont permis d’identifier 1378 espèces de vertébrés terrestres à haut risque d’extinction due aux invasions biologiques et à haute valeur fonctionnelle pour la biodiversité mondiale. Les chercheuses qui ont développé cet indice proposent des pistes pour appliquer le score FUSE INS à différentes échelles et pour d’autres groupes taxonomiques, dans l’objectif de le rendre opérationnel et intégrable à des mesures de conservations.
Lexique
Diversité fonctionnelle : la diversité fonctionnelle représente la variation des traits fonctionnels au sein d’un groupe d’individus ou d’espèces. Cette diversité peut être mesurée par différents indices.
Trait (ou caractéristique) fonctionnel : les traits fonctionnels sont des éléments mesurables, à l’échelle d’un individu ou d’une population, qui décrivent la position et les rôles des espèces dans un écosystème. La taille du corps, le régime alimentaire, la période d’activité sont des exemples de caractéristiques qui peuvent décrire les fonctions des espèces (e.g., une espèce de petite taille herbivore et nocturne n’aura pas le même rôle qu’une espèce omnivore de grande taille et vivant le jour).
Espace fonctionnel : espace à plusieurs dimensions, dont les axes sont définis par les traits fonctionnels. Les espèces sont ensuite placées dans cet espace selon leurs valeurs de traits.
Probabilité d’extinction : probabilité avec laquelle une espèce pourrait voir l’ensemble de ses populations disparaitre à un horizon de 50 à 100 ans.
Introduction
Selon le dernier rapport de l’Ipbes (2023), les espèces exotiques envahissantes (EEE) sont considérées comme une des principales causes d’extinction des espèces et l’une des pressions majeures sur la biodiversité actuelle. Les espèces menacées par les invasions biologiques possèdent des caractéristiques écologiques spécifiques, qui les rendent vulnérables aux invasions (Marino et al., 2022). Par ailleurs, des études récentes ont montré que les espèces introduites sur les îles ne compensent pas les rôles fonctionnels des espèces éteintes, entrainant ainsi une perte de la diversité fonctionnelle des espèces insulaires (Sayol et al., 2021). Certaines familles d’espèces exotiques sont également bien plus répandues aujourd’hui au détriment d’espèces endémiques locales, bouleversant complètement la composition fonctionnelle et phylogénétique des communautés locales. Les preuves de l’impact des EEE sur l’ensemble des facettes de la diversité s’accumulent dans la littérature scientifique. Pourtant, la plupart des indices de de priorisation des mesures de conservation sur sites ou sur espèces se fondent sur le nombre d’espèces préservées, sans tenir compte de leurs caractéristiques propres ou de leur rôle au sein des écosystèmes. Des méthodes de priorisation d’espèces à conserver ont vu le jour pour tenter d’intégrer les différentes histoires évolutives et les caractéristiques des espèces menacées (Gumbs et al., 2023; Pimiento et al., 2020). Cependant ces approches ne tiennent pas compte des menaces spécifiques portant sur ces espèces alors que les invasions biologiques nécessitent des mesures de gestion spécifiques.
Pour combler cette lacune, Marino et al. (2024) ont développé un indice, le score FUSE INS (Functionally unique, specialized, and endangered by invasive non-native species), qui permet de combiner l’exceptionnalité fonctionnelle (c’est-à-dire l’unicité et la spécialisation) des espèces avec leur risque d’extinction causé par les EEE.
Eléments de méthode
L’indice FUSE INS intègre deux composantes propres à chaque espèce native étudiée : (1) l’exceptionnalité fonctionnelle, qui rend compte du caractère irremplaçable de l’espèce selon ses caractéristiques écologiques, et (2) la probabilité d’extinction due aux EEE, qui permet de quantifier dans quelle mesure l’espèce à des risques de s’éteindre du fait de la magnitude d’impact causé par les EEE. Ces éléments sont illustrés dans la Figure 1.
L’exceptionnalité fonctionnelle est mesurée par deux métriques : la spécialisation fonctionnelle et l’unicité fonctionnelle, qui sont elles-mêmes calculées dans un dont les axes sont les des espèces. La spécialisation permet de mesurer à quel point une espèce est éloignée de la stratégie moyenne de l’ensemble des espèces. L’unicité rend compte de l’isolation d’une espèce dans l’espace fonctionnel, en évaluant la distance de cette espèce avec ses plus proches voisins.
La probabilité d’extinction est calculée à partir des statuts de conservation et de la caractérisation de la magnitude d’impact des EEE dans la liste rouge de l’IUCN.

Figure 1. Méthode de calcul de l’indice FUSE INS.
Dans cette étude, les chercheuses ont calculé le score FUSE INS pour 3 642 espèces de vertébrés terrestres, incluant les amphibiens, les oiseaux, les lézards et les mammifères. Elles se sont concentrées sur ces espèces du fait de la disponibilité des données de traits fonctionnels à l’échelle mondiale. Elles ont ensuite classé les espèces dans des listes en fonction de leur score FUSE INS et de leur statut de conservation. Les listes peuvent ensuite être utilisées pour répondre à différents objectifs de conservation.
- La liste cœur (Core list) contient les espèces menacées à haut risque d’extinction et qui ont une grande valeur fonctionnelle. Ces espèces nécessitent une réponse urgente et adaptée en matière de conservation afin d’éviter leur extinction et les conséquences fonctionnelles qui en découleraient.
- La liste de surveillance (Watch list) contient des espèces avec une grande valeur fonctionnelle mais qui ne sont pas immédiatement menacées d’extinction ; cependant, elles bénéficieraient de stratégies de conservation proactives.
- La liste limite (Boderline list) contient des espèces menacées à risque d’extinction élevé, mais qui ne sont pas aussi exceptionnelles sur le plan fonctionnel que les espèces de la liste principale. Toutefois, si les espèces de la liste principale s’éteignaient, elles seraient les prochaines espèces au bord de l’extinction présentant les caractéristiques fonctionnelles les plus distinctes.
Principaux résultats
Les résultats montrent que 38 % des espèces indigènes sont à la fois exposées à un haut risque d’extinction en raison des espèces exotiques envahissantes alors même que leur rôle fonctionnel au sein de leur groupe est primordial, ce qui en ferait des espèces prioritaires à protéger de cette menace à l’échelle mondiale. Cela représente un total de 1378 espèces dans la liste cœur, avec les amphibiens représentant plus de la moitié de ces espèces (Figure 2). Le score le plus élevé a été obtenu par le Kakapo (Strigops habroptila), un grand perroquet nocturne endémique de Nouvelle-Zélande, incapable de voler et nichant au sol. Les auteures ont aussi identifié 78 espèces dans la liste de surveillance et 43 espèces dans la liste limite.

Figure 2. Nombre d’espèces identifiées pour les trois listes d’intérêt définies en fonction du score FUSE INS, pour chacun des quatre groupes taxonomiques étudiés.
En compilant les scores FUSE INS et les cartes de distribution des espèces étudiées, l’étude a pu mettre en évidence les zones contenant les espèces prioritaires appartenant à la liste cœur (Figure 3). Les espèces prioritaires d’amphibiens se concentrent en Amérique centrale et à Madagascar et les lézards dans les îles des Caraïbes, le nord de l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie. Les espèces d’oiseaux et de mammifères prioritaires sont plus largement distribuées à travers le monde. Les oiseaux se trouvent principalement dans les zones côtières, sur les îles du Pacifique, dans le nord de l’Inde, dans le sud-est de l’Australie, incluant la Tasmanie, et en Nouvelle-Zélande. Les mammifères sont plutôt présents dans le sud-ouest de l’Europe, en Afrique centrale, orientale et méridionale, en Asie du Sud-Est et aussi dans l’est de l’Australie.

Figure 3. Distribution des espèces de la liste cœur (Core list) identifiées grâce au score FUSE INS, pour chacun des groupes taxonomiques étudiés.
Enfin, en faisant un focus sur les oiseaux, groupe taxonomique avec le plus de données disponibles, l’article a montré que parmi les 50 espèces d’oiseaux les plus prioritaires, 64 % nécessitent encore aujourd’hui des mesures de conservation pour réduire la menace représentée par les EEE.
Discussions et perspectives
Après établissement des listes de priorité en fonction du score FUSE INS, les espèces natives et les zones prioritaires peuvent faire l’objet de mesures de conservation destinées à atténuer la menace que représente les EEE. L’identification de la ou des EEE qui menacent chaque espèce permettrait de définir des actions de gestion ciblées, adaptées au type d’EEE. Les informations sur les EEE associées à chaque espèce native n’étaient pas disponibles ou étaient incomplètes pour la plupart des espèces indigènes figurant sur la liste rouge de l’UICN. Les autrices suggèrent donc de compléter la Liste rouge de l’UICN avec d’autres sources, telles que la base de données mondiale sur les espèces envahissantes (https://www.iucngisd.org/gisd/).
Par ailleurs, le score FUSE INS ici appliqué à l’échelle mondiale peut être décliné à des échelles plus locales et opérationnelles en termes de conservation. Toutefois, pour être appliqué de manière pertinente, il convient de prendre certaines précautions dans la mise en place de l’indice. La Table 1 permet de résumer quelques précautions importantes à considérer, des recommandations ainsi que des possibles adaptations de l’indice pour de futures utilisations.
Par définition, le score FUSE INS dépend de la probabilité d’extinction due aux EEE et des traits fonctionnels utilisés pour calculer les indices. Ces deux composantes doivent être définies avec soin et peuvent être ajustées en fonction de l’objectif final de conservation. Par exemple, si l’étude est mondiale, on peut utiliser un petit nombre de traits généraux ayant une large couverture taxonomique. Toutefois, si l’étude est menée à une échelle taxonomique ou spatiale plus restreinte, les traits peuvent être sélectionnés pour mieux représenter le rôle écologique ou fonctionnel des espèces au sein d’un écosystème particulier (e.g., au sein d’une région donnée ou d’une aire protégée). Cela permet de prendre en compte une plus grande diversité de groupes taxonomiques que les vertébrés terrestres et d’inclure des groupes généralement peu considérés dans les politiques de conservations comme les arthropodes.
Table 1. Précautions à prendre, recommandations et possibles adaptations en vue de l’utilisation de l’indice FUSE INS dans un objectif de conservation
Construction de l'indice
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Précaution
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Les traits utilisés pour la construction de l'espace fonctionnel doivent comprendre les niches écologiques des espèces afin de bien représenter leur rôle dans l'écosystème. Le nombre de traits à prendre en compte doit être supérieur à 3
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Précaution
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Utiliser au moins un trait continu pour éviter une distribution inégale des espèces dans l'espace fonctionnel.
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Recommandation
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Les données sur les risques d'extinction des espèces, les menaces ou les traits fonctionnels sont régulièrement mises à jour. Le score peut être recalculé en fonction des informations les plus récentes.
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Adaptation possible
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Pour les taxons dont les traits sont moins bien renseignés à l’échelle mondiale, comme les plantes ou les arthropodes, le score peut être calculé sur un sous-ensemble taxonomique ou géographique. Dans ce cas, les évaluations régionales de l'UICN peuvent être utilisées à la place de la liste rouge mondiale.
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Interprétation de l’indice et établissement des listes de priorité
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Précaution
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La valeur absolue de l'indice n'est pas informative en soi, c’est le classement des espèces qui permet d’obtenir des priorités basées sur les objectifs de conservation
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Recommandation
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Signaler les autres menaces associées aux espèces figurant sur les listes afin de gérer la menace EEE.
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Recommandation
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Envisager de fournir des conseils de conservation proactifs pour les espèces de la liste de surveillance et ne pas limiter les efforts de conservation aux espèces de la liste cœur.
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Recommandation
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Le score classe les espèces en fonction de leur irremplaçabilité fonctionnelle, mais l'histoire évolutive des espèces pourrait aussi être considérée. Le score peut être combiné et comparé à d'autres mesures, telles que le score EDGE adapté à la menace EEE.
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L’intégration de la diversité fonctionnelle dans l’établissement des priorités de conservation des espèces et des zones associées est à ses débuts mais s’avère essentielle pour ne pas négliger des aspects de la biodiversité qui sont aujourd’hui en danger. L’équipe Patrinat (OFB, MNHN), en association avec les chercheuses qui ont développé l’indice, souhaite réactualiser cet indicateur à l’échelle des territoires Français de Métropole et des DOM-TOM afin d’identifier les espèces prioritaires au niveau national.
Lien vers l’article en accès libre : https://conbio.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1111/cobi.14401
Rédaction : Clara Marino (Université Paris-Saclay, CNRS, AgroParisTech, Ecologie Systématique et Evolution, Gif-sur-Yvette,France)
Relecture : Camille Bernery (Comité français de l’UICN)
Photo en bandeau : Strigops kakapo – Department of Conservation, CC BY 2.0